A Jean Ziegler et François Bréda
L’idée d’analyser la situation et les perspectives socioéconomiques et politiques des périphéries de l’Europe au moyen des instruments conceptuels créés par l’histoire du colonialisme (cf. Jean Ziegler, avant tout La Victoire des vaincus) ne devrait plus choquer personne. En dehors des marges allogènes de quelques grands états (généralement suffisamment féroces pour que plus personne n’ose les nommer colonies…), comme le Kurdistan « turc », le monde actuel ne connaît presque plus de colonies dans le sens classique du terme. Néanmoins, la problématique de la colonisation, ou, pour le dire vite, d’une institutionnalisation régionale de la prédation sociale, demeure. Les leçons amères du post-colonialisme (notamment africain) ont amplement démontré que l’absence de souveraineté étatique n’est que l’aspect le plus superficiel, facultatif (voire contre-productif) d’une structure coloniale. Tout comme, dans les termes de Debord, le « spectacle diffus » du capitalisme est plus efficace que le « spectacle concentré » du communisme, le colonialisme diffus des situations mensongèrement dites « postcoloniales » est l’instrument d’une aliénation bien plus profonde que celle qui se déroulait sous l’égide du colonialisme concentré, ou colonialisme de conquête, condamné à s’effacer dès qu’il a créé les prémisses du colonialisme diffus.
En Europe du Sud-est, cette approche revêt même une familiarité trompeuse, du fait de la rhétorique nettement anticoloniale utilisée par les petits nationalismes balkaniques au cours de leurs luttes séparatistes avec les empires qui se sont partagé cette région jusqu’au début du XXe siècle. Ces dominations coloniales ayant pris fin au cours du XXe siècle, cette dialectique de prédation et de dépendance devrait relever du passé. En réalité, c’est naturellement l’inverse qui se produit : en termes socioculturels, comme en Afrique après 1945, l’arriération de l’Europe du Sud-est s’accélère à partir de l’enclenchement du processus (1848-1918) d’accession de ses sous-ensembles à la souveraineté nationale.
Ici, c’est même la glorieuse « construction européenne » (ou « élargissement de l’UE ») – et son corollaire militaire : l’OTAN – qui finissent par fonctionner comme un des meilleurs instruments de colonisation découverts à ce jour. Rétrospectivement, il apparaît que, dans cette partie du monde restée essentiellement rurale jusqu’à la première moitié du XXe siècle, les dictatures communistes ont joué le rôle brutal et ingrat généralement réservé (par exemple en Afrique) à la phase du colonialisme concentré : déstabilisation des sociétés traditionnelles, imposition du paradigme culturel urbain, de la prépondérance de l’économie monétaire, création de marchés nationaux et industrialisation. De ce point de vue, les nouveaux maîtres de l’Europe du Sud-est, même s’ils s’en cachent bien, peuvent être reconnaissants à Joseph Staline : grâce à lui, non seulement ils peuvent, depuis 1990, traiter la Roumanie et la Bulgarie comme le Nigéria et L’Ouganda, mais ils peuvent en outre le faire sans jamais devoir sacrifier aux rituels de mauvaise conscience en usage dans les relations entre « anciennes » métropoles coloniales et « jeunes états du Tiers Monde ».
Certes, ce travail de préparation des soviets n’était pas parfait, et il a fallu, dans les années 1990, dix bonnes années de « transition » pour le parachever. Dès les premiers mois de la « liberté », les oligarchies occidentales ont été, dans le rôle de l’acheteur, complices privilégiés du sac du patrimoine industriel hérité du communisme et, partant, de l’émergence en Europe du Sud-est d’une kleptocratie de facture africaine (voir à ce propos l’excellent film d’A. Solomon, Kapitalism – reţeta noastră secretă). En parallèle, une politique plus ou moins assumée d’immigration sélective produisait ses effets ordinaires de brain drain, l’Occident « sous-traitant » unilatéralement et gratuitement à l’Europe danubienne la formation d’une grande partie de ses ingénieurs, informaticiens, médecins etc., enrichissant ses propres économies de précieux effectifs de jeunes producteurs/consommateurs, tout en vidant les sociétés locales des couches sociales potentiellement contestatrices qui auraient pu s’opposer à l’avènement de la voyoucratie « partenaire ».
Une fois cette faune avide et inculte installée en lieu et place des élites néo-nomenclaturistes (« transition démocratique »), il devint possible – et ô combien profitable – d’« intégrer » la région. Et d’abord, en faisant main basse sur les industries stratégiques qui, à défaut d’exporter et de faire concurrence à celles de la métropole, et parce qu’elles couvrent des besoins élémentaires de la population locale, avaient échappé au sac des années « de transition » : les réseaux énergétiques. En 2005, quelques mois après l’adhésion officielle de la Roumanie à l’Union Européenne, E.on Ruhrgas et Elf Aquitaine se partagent, dans un admirable esprit de coopération franco-allemande, les dépouilles de Romgaz ; même le détail géographique de ce partage respecte la courbure des anciennes colonisations et tutelles politiques : Allemands en Transylvanie et dans le Banat, Français en vieille Roumanie. Depuis lors, exploitant avec un minimum de modernisation technologique les infrastructures créées par feu la République Populaire, ces deux géants énergétiques issus de membres fondateurs de l’Union vendent à la population roumaine du gaz russe et roumain au prix allemand. Superbe exemple de transition du socialisme vers un « capitalisme sans marché » (J.F. Revel) : un monopole d’état national a été remplacé par un monopole privé à capitaux étrangers.
Cette manœuvre relativement simple semble néanmoins un chef-d’œuvre de sophistication, comparée aux « procédures d’encaissement » du second larron de cette campagne « d’intégration » : souvent présentée comme le « prix à payer pour entrer dans l’UE », l’adhésion à l’OTAN et l’allégeance des états de la région (hors Serbie) aux Etats-Unis coûte cependant bien plus que la concession de quelques bases militaires. Peu avant la braderie énergétique, en 2004, la société américaine Bechtel devient le principal sous-traitant de l’Etat roumain en matière de pont-et-chaussées. En l’espace de 6 ans, cette collaboration se solde par d’énormes dépenses et des réalisations quantitativement (parfois même qualitativement) inférieures à celles de l’époque communiste : la Roumanie détient actuellement le record européen du prix du kilomètre d’autoroute le plus élevé. En d’autres termes : moyennant quelques pots-de-vin substantiels à la junte au pouvoir, l’actionnaire américain, sans perdre son temps à gonfler le prix d’un service à la population (comme le gaz, qu’il est toujours possible de contourner, par exemple en se chauffant au bois), se sert directement, au moyen de la coercition fiscale exercée par l’Etat, dans la poche du contribuable roumain ! L’harmonie n’étant pas toujours parfaite au sein du « trust » occidental, l’UE a d’ailleurs ouvert, début 2004, une enquête sur l’attribution de ce marché public ; les résultats de cette enquête restent naturellement d’autant plus discrets qu’un an plus tard, l’oligarchie européenne (sous les espèces d’E.on Ruhrgas et Elf Aquitaine) recevait enfin sa grosse part de curée. Le tout, au milieu de jérémiades récurrentes des occidentaux sur l’inefficacité de la collecte fiscale roumaine – certes faible quand on la compare aux taux atteints dans des pays comme l’Allemagne, mais qui devrait cependant donner pleine satisfaction à Bechtel, habitué à « servir le contribuable » dans des pays où l’exécution forcée du contribuable rétif se fait, dans le meilleur des cas, à l’AK47…
De même, sous la devise « pas de marchandage en famille » : avec ces « nouveaux membres de la famille européenne », nul besoin de GATT et d’OMC pour extorquer une libéralisation suicidaire des secteurs bancaire et financier : à l’intérieur de l’Union, elle va de soi ! Se ruant dans la brèche, les banques occidentales et la grande distribution européenne créent de toutes pièces, en l’espace de quelques années, une « classe moyenne hors sol » jouissant à crédit d’un style de vie comparable à celui des classes populaires occidentales. Résultat : surendettement de la population et déséquilibre croissant de la balance commerciale.
Ensuite, la « crise » mondiale venant s’ajouter aux effets de « l’intégration » pour provoquer une certaine accélération de cette histoire déjà surmenante, on voit réapparaître des mécanismes familiers : les états de la région ayant, comme tous les « états modernes et responsables » transformé une grande partie de cet endettement privé en endettement public, comme la Couronne d’Espagne appelant l’Inquisition à son secours, cette même Union Européenne soumet son « aide financière » à l’accord du FMI, qui impose actuellement auxdits états ses « politiques de rigueur », en vertu de « lettres d’intention » qui semblent avoir été sciemment inventées en hommage aux méthodes de l’Inquisition, qui mettait un point d’honneur à obtenir des aveux publics de ses propres « mauvais gestionnaires » de la grâce divine avant de les « restructurer » sur le bûcher.
Diabolique efficacité du néocolonialisme « à distance » : tant que les populations s’endettent (notamment auprès de ses propres banques) et que les états sauvent les irresponsables d’une faillite méritée, l’Occident ferme les yeux sur ce dévergondage financier aux antipodes de tous les principes de rigueur, dans un accès de respect quasi-religieux des souverainetés nationales ; une fois le crime consommé, retour en force de toutes les vertus néolibérales : surtout pas de dévaluation, qui pourtant résoudrait instantanément le problème budgétaire sans recours à l’emprunt, mais provoquerait la faillite des banques (En précipitant la « classe moyenne hors sol », endettée en devises, dans l’insolvabilité et en provoquant un effondrement des prix réels de l’immobilier, qui garantit la plupart de ces dettes) ! Dans le cas de la Roumanie, le FMI, magnanime, tient compte des leçons de Stiglitz et lui « laisse le choix » entre un durcissement de la fiscalité et des restrictions budgétaires qui, en dépit des acrobaties verbales de Strauss-Kahn, ne peuvent que pénaliser les retraités et salariés pauvres – ceux-là même qui, en raison de la faiblesse de leurs revenus (et, en général, de leur patrimoine hypothécable) n’avaient pas pu participer à la course à l’endettement dont ils commencent justement à payer le coût…
C’est ce qui explique la politique monétariste des états de la région, dont l’endettement public massif des deux dernières années a principalement servi à renflouer les monnaies locales, dans le double but de satisfaire une clientèle politique d’irresponsables surendettés en devises dans leur « course à l’Occident » et de protéger de la faillite les banques locales, dont les sociétés-mères sont presque toutes de grandes banques occidentales. Victimes de cette politique : le tissu économique des PME locales, notamment exportatrices, qui licencient et périclitent (alors même que les niveaux d’imposition directe et les salaires de la zone sont les plus bas du continent) et, à terme, tous les bénéficiaires du Welfare State, dans un contexte de faillite publique imminente.
(Au vu des ces derniers développement, on finit par trouver presque lénifiante l’analyse de Stiglitz, qui a pourtant remué tant d’air en dénonçant dans la Grande Désillusion un FMI trahissant l’esprit keynésien de ses objectifs initiaux au nom d’une orthodoxie néolibérale aveugle. A vrai dire, l’orthodoxie en question n’est, comme on le voit, ni aveugle (bien au contraire…), ni réellement anti-keynésienne : au cours des deux dernières années, elle a fermé les yeux sur tous les gaspillages keynésiens nécessaires pour protéger la racaille financière des conséquences de sa propre irresponsabilité.)
A relativement court terme, cette politique ne peut que conduire à rapprocher la pyramide sociale de la région du modèle à base ultralarge et à sommet effilé caractéristique des pays du Tiers-Monde. D’ici à 2015, il semble donc qu’il deviendra possible de répondre à la vieille question « vers quoi mène la transition ? ». La transition, c’est apparemment le chemin qui, en une trentaine d’années, mène de la RDA vers l’Ethiopie. Et ce, par intégration dans l’Union Européenne !
Ayant établi, à titre de constat, que les relations actuelles entre l’Europe du Sud-est et l’Occident sont celles d’une domination coloniale prédatrice, je passe à la thèse positive de cet article, qui affirme que la situation actuelle de cette région est, mutatis mutandis celle de l’Amérique latine à la veille des révolutions bolivariennes. Les principaux éléments de cette analogie sont :
A) ethnico-démographique : apparition de sociétés créoles ;
B) géopolitique : affaiblissement économique et militaire des métropoles ;
C) idéologique : affaiblissement du paradigme justificateur des métropoles.
A. Dans la perspective qui nous préoccupe, les différences structurelles séparant la négrification de l’Amérique équatoriale et tropicale par le commerce triangulaire et l’implantation et propagation des tziganes en Europe du Sud-est sont négligeables, et d’ailleurs probablement surestimées : s’il est vrai que les tziganes sont arrivés « librement » en Europe, l’esclavage est par la suite devenu un facteur déterminant dans la répartition, l’évolution démographique, sociale et culturelle de ce groupe socio-ethnique dans les sociétés carpatiques et subcarpatiques, et ce, selon une chronologie très proche de celle de la négrification de l’Amérique. La principale différence est d’ordre quantitative : quoique systématiquement sous-estimée, la population tzigane de l’Europe du Sud-est ne commencera que dans quelques décennies à atteindre l’importance relative moyenne des négroïdes en Amérique tropicale.
La sédentarisation des tziganes de la région, suivie par des mouvements généraux d’urbanisation et de rurbanisation, dans un contexte de relâchement des disciplines communautaires et de faiblesse démographique des composantes ethniques « centripètes » (hongrois et allemands, dont les effectifs décroissants ne sont plus remplacés par la colonisation de peuplement), a conduit à l’apparition d’une société créole. Cette dernière s’organise tantôt selon les structures relativement stables d’une société de castes de type cubain (Transylvanie), tantôt sous forme de dégradé parfait dans un contexte de syncrétisme culturel (Roumanie du Sud). Dans tous les cas, cette créolisation favorise la diffusion transversale, « clandestine » car ascendante, de valeurs culturelles tziganes et « indigènes » (les tziganes étant souvent les conservateurs de formes culturelles « archaïques » et « rurales » du monde gajo), qui « croisent » pour ainsi dire, dans une dynamique subtilement schizoïde, le flux habituel (descendant) des valeurs élitaires – c'est-à-dire, en l’occurrence : progressistes, malthusiennes et nationalistes – en provenance des élites compradores, elles-mêmes fragilisées et divisées par l’épisode communiste, les brusques changements de loyauté et la nouvelle donne ploutocratique des années 1990.
Comme les sociétés des Caraïbes, dans un contexte de racisme statique, c'est-à-dire structurel et distributif (structurant sans les empoisonner les relations du blanc avec le quarteron, du quarteron avec le mulâtre, du mulâtre avec le noir etc.), cette société resémantise le vocabulaire importé et transforme en pure façade institutionnelle, en fioriture baroque à la Cabrera Infante les valeurs « blanches » : laïcité à la française ou déisme américain dans les discours d’hommes politiques connus pour leur recours fréquent aux sorcières et aux auspices, étiquette mortifère à l’anglo-saxonne le temps d’un rituel académique de pure façade, suivi sans transition d’une folle soirée nettement inspirée des fêtes villageoises et/ou tziganes, proclamation incantatoire du principe d’impartialité institutionnelle face à une société fonctionnant intégralement selon des mécanismes claniques, etc., etc..
En dépit des efforts soutenus de l’Inquisition progressiste occidentale pour analyser cette créolisation en termes d’« apartheid » et de « problème tzigane », on constate que les zones de la région où le confort moral et matériel des « groupes tziganes » est le plus élevé sont aussi celles où les efforts de « l’état moderne » en vue de leur « intégration » sont les plus dérisoires, voire inexistants, et celles où l’idéologie individualiste antiraciste a le moins de prise sur la société. Cet échec croissant du véritable apartheid (celui de la victimisation et du paternalisme institutionnel, tel qu’il se présente sous une forme assez typique en Hongrie) est lié au discrédit croissant de la promesse économique de l’Occident (cf. infra B) : au moment où des milliers de travailleurs migrants diplômés, parlant une ou plusieurs langues de grande diffusion, refluent vers les Balkans du fait de l’explosion du chômage dans des pays comme la France ou l’Espagne et des conséquences, déniées mais bien réelles, de la préférence nationale dans ces « républiques modernes », il devient difficile pour les missionnaires des droits de l’homme de convaincre les mères tziganes de la supériorité intrinsèque de l’alphabétisation sur la vannerie.
B. Ce que la doxa journalistique décrit depuis 2008 comme une « crise économique » est en réalité le moment d’affleurement à la conscience globale d’un état de dispersion maximale des attributs de l’Empire : les Etats-Unis conservent la suprématie militaire, mais l’économie mondiale est dominée par la Chine (et son bloc continental en voie d’édification), tandis qu’une grande partie des ressources naturelles nécessaires à cette dernière sont détenues par des puissances militairement et/ou économiquement inférieures aux deux premières, mais trop solides pour être colonisables (Russie et, dans une moindre mesure, Brésil, Iran et Australie).
D’un point de vue strictement monétaire, la « crise » en question est patente dès 1971, lors de la suspension de la parité-or du dollar ; là encore, le monde revit en accéléré l’évolution de l’Empire colonial espagnol au XVIIe siècle : détenteurs du Pérou virtuel d’une devise internationale en flottement libre, les Etats-Unis entrent alors dans la même spirale de désindustrialisation (pompeusement rebaptisée « tertiarisation ») que l’Espagne de Quevedo.
Victime des complicités atlantistes de ses élites politiques, l’Union Européenne, suivant l’Amérique sur la voie de l’irresponsabilité néo-keynésienne, ne peut plus que disparaître ou se redéfinir en passant, dans un premier temps, par une phase de contraction (expulsion des états en naufrage financier) qui ne rétablira pas forcément son prestige politique, du fait de la nécrose du sens politique dans les société centrales de cette nouvelle UE (id est : dans le monde allemand). En revanche, ce sauvetage, s’il a lieu, ne pourra qu’augmenter les tensions au sein du trust occidental, c'est-à-dire éloigner encore davantage (peut-être jusqu’au divorce) l’Union Européenne des Etats Unis et de l’OTAN, en raison d’intérêts économiques et stratégiques hautement divergents.
On ne peut que souligner le parallélisme existant, mutatis mutandis, entre cette situation et celle des années 1800, lorsque l’étoile montant de Napoléon Bonaparte vint surimposer un conflit continental à l’ancienne hostilité des puissances maritimes espagnole et anglaise (laquelle culmine dans la destruction de la flotte espagnole à Trafalgar).
Dans ces conditions, pour les citoyens des états de l’Europe du Sud-est, l’affaiblissement/redéfinition en cours de l’Union Européenne met clairement et définitivement hors de portée les attributs du « droit de cité impérial » qui servaient auparavant de carotte au colonialisme occidental sur place : plus aucun observateur sérieux ne peut faire semblant de croire à l’intégration de la Roumanie ou de la Bulgarie à l’Euro, pas plus qu’à l’élargissement à l’Europe du Sud-est des divers espaces de libre circulation créés au sein et autour de l’UE. Dans ces conditions, l’attachement absurde des élites locales téléguidées à un malthusianisme monétaire et social qui n’avait de sens (frauduleux ou non) que dans la perspective de cette intégration n’est plus que le reflet de la cécité suicidaire et de l’incommensurable corruption desdites élites.
Pour autant, l’illusion alternative, typiquement « orange », d’une occidentalisation court-circuitant l’Europe ne se porte pas mieux : pour les états eux-mêmes, il devient difficile d’ignorer le caractère illusoire de la pseudo-garantie de stabilité associée à l’intégration des Balkans orientaux dans l’OTAN, affaibli et décrédibilisé par des guerres lointaines et désastreuses, surtout depuis qu’il devient évident que face à la Russie, l’administration Obama, renonçant (en Ukraine, dans le Caucase…) à la stratégie d’agression des gouvernements précédents, qui motivait en surface l’organisation de « révolutions orange », cherche et trouve avec Moscou un compromis régional. L’affaiblissement consécutif du pouvoir orange dans la région et de son emprise sur les médias conduit à une prise de conscience massive du caractère prédateur et nuisible de l’alliance atlantique (coût exorbitant et finalités douteuses du bouclier anti-missiles, pratiques illégales de la CIA sur le territoire d’états alliés, etc.).
Enfin, le bilan de l’influence occidentale sur la vie politique des états de l’Europe du Sud-est (et de l’ancien bloc socialiste en général) peut désormais être établi avec une certaine distance critique, et il est catastrophique : au lieu de mettre leur autorité morale (encore énorme au début de la décennie 1990-2000) au service d’un assainissement de la vie publique de leurs nouveaux « alliés », les gouvernements occidentaux, téléguidés par les intérêts financiers du monde de la grande entreprise, ont affiché une propension croissante à s’acoquiner avec les pires héritiers des dictatures communistes, et notamment avec ceux qui, sous le masque orange, ont eu l’effronterie de se présenter comme les véritables réformateurs du monde postcommuniste. Presque exclusivement motivé par la défense des tabous idéologiques de l’après-1945 (révisionnisme frontalier, antisémitisme, racisme), leur interventionnisme sporadique et mal informé contre divers phénomènes de la vie politique locale, qu’on peut légitimement qualifier de « tourisme moral », contraste avec la cécité systématique dont ils font preuve face aux exactions continuelles de leurs « homologues » contre l’Etat de droit et leur propre population (cf. notamment l’accablante statistique des plaintes soumises aux instances judiciaires européennes, jugées non recevables dans leur immense majorité). Le caractère ethnocentriste, potentiellement raciste de ce tourisme moral est souvent patent, comme dans le cas anthologique des émois féministes de la baronne hollandaise Emma Nicholson face au mariage « forcé » de la fille du roi tzigane Florian Cioaba, en 2004, émois amplement médiatisés qui se sont soldés par une gigantesque vague raciste dans les médias occidentalistes de la région. En parallèle, l’UE (mandataire institutionnel de la baronne émotive) dénonce la « ghettoïsation des roms »…
C. Comme on le sait, la toile de fond spirituelle des révolutions bolivariennes est le coup fatal porté par les Lumières et la Révolution Française à la cosmogonie catholique romaine qui justifiait la suprématie des couronnes européennes, l’Inquisition, le génocide indien et, in fine, l’entreprise coloniale dans son ensemble.
L’Europe du Sud-est présente certes un tableau partiellement différent, en raison d’une différence de calendrier : non seulement sa colonisation est, jusqu’il y a peu, restée multilatérale (autrichienne/catholique, mais aussi russe et ottomane), mais elle a, de plus, connu un changement de paradigme en cours de campagne : tandis qu’au XVIIIe siècle, l’impératrice Marie-Thérèse organisait encore dans le Banat et les plaines de Hongrie une colonisation de peuplement à caractère catholique et missionnaire (implantation de bavarois catholiques, déplacement de tziganes convertis vers les zones calvinistes), un siècle plus tard, ce sont déjà les idéaux qu’elle cherchait (outre l’orthodoxie et le protestantisme) à combattre, ceux de la laïcité bourgeoise et franc-maçonne, qui contribuent à justifier le colonialisme « par procuration » exercé pour le compte de l’Empire par la Hongrie à compter de la réconciliation austro-hongroise, et en 1945, le retour sur la scène locale de l’impérialisme russe, devenu soviétique, se fait carrément au nom de l’universalisme communiste.
C’est grosso modo ce paradigme occidental du « progrès » et de l’état-nation « moderne » qui continue, au moment où j’écris, à nourrir le discours des élites compradores de l’Europe du Sud-est, actuellement au service de l’Occident : pendant que la grande distribution française pille les économies de la région, pendant qu’Eon Ruhrgas et Elf Aquitaine rackettent la population roumaine et que Bechtel facture des autoroutes inexistantes, les gouvernants roumains, complices du pillage, de la déforestation et du brain drain scientifique et médical, continuent à citer régulièrement en exemple de bonne conduite et de réussite les pays au profit desquels ce colonialisme économique fonctionne. A les écouter, superficiellement bénie à l’Ouest par l’idéologie progressiste du métissage, la société créole est en réalité promise à une normalisation sans pitié : « intégration » des « roms », « socialisation », « éducation », « émancipation » ; en d’autres termes : renforcement du paradigme urbain, sabotage des hiérarchies traditionnelles, atomisation sociale au moyen du productivisme, du féminisme, du culte de la jeunesse (naturellement célébré sur fond de malthusianisme généralisé et de vieillissement réel de la population) et de la vie privée, uniformisation linguistique et massification de l’habitus culturel. Le tout au nom des « droits de l’homme », schibboleth suprême de l’idéologie progressiste.
Oui mais, voilà : l’histoire s’accélère. En dépit des gesticulations d’une arrière-garde progressiste maquillée en « égalitarisme civique », l’effondrement économique de l’Occident ne semble pas devoir déboucher sur un nouveau cycle de la dialectique révolutionnaire moderne, mais sur un changement de paradigme, accompagné d’un déplacement encore plus considérable des centres du pouvoir global : alors que l’effondrement de l’épistémè pré-copernicienne avait tout au plus redistribué les cartes entre puissances occidentales, éloignant le centre du monde de la Méditerranée vers le Nord de l’Europe et de l’Amérique, le naufrage du progressisme occidental annonce et répercute la naissance d’un monde multipolaire dominé par la Chine et l’émergence de bloc continentaux.
La déroute irrémédiable de la gauche politique européenne est un fait consommé. Libre à ceux qui en sont issus et jouissent aujourd’hui d’une lucidité tardive de déplorer cette mort ou d’écrire des oraisons funèbres à la mesure de leur désenchantement. Mais le fait est : après des décennies d’appauvrissement conceptuel et d’évitement systématique de la question culturelle, la gauche perd institution après institution, pays après pays. Même à ce jeu mesquin pompeusement nommé « politique économique », auquel elle a généralement accepté de réduire ses ambitions, elle ne sait plus, comme la droite main stream dont il devient presque impossible de la distinguer, qu’appliquer en aveugle les menues recettes de bricolage sur mourant connues sous le nom de néo-keynésianisme. Elle est finie – à tous les sens du terme : elle a accompli sa mission historique (sauver l’Occident du bolchévisme), et quitte le monde des vivants.
Cet affaiblissement crée les conditions d’une réévaluation des valeurs culturelles immanentes des sociétés créoles carpatiques et subcarpatiques : famille, communauté, Heimat, tradition, fête et transcendance, « emballées » ou non dans un christianisme orientalisant et syncrétique – à la rigueur, qu’importe. Le revival folk hongrois (préparé par l’œuvre des deux grands visionnaires transylvains : Bartók et Kós), mais aussi d’autres phénomènes moins conscients et plus caricaturaux, comme le raz-de-marée de la culture manele en Roumanie, de la narodna dans l’ex-Yougoslavie et l’énorme succès régional du mixte de politique, musique et mythologie véhiculé par les films d’Emir Kusturica et les productions musicales de Goran Bregovic, sont autant de symptômes reflétant, parfois très imparfaitement mais toujours puissamment, cette évolution « à la surface », c'est-à-dire dans des dimensions massifiées de l’être collectif (top 40, cinéma, télévision) prises en compte par l’épistémè actuelle – ou devrais-je dire : révolue ?
Néanmoins, le déficit de crédibilité idéologique des élites compradores, prêchant la « modernisation » et « l’occidentalisation » démocratique au moment où même les médias occidentaux n’arrivent plus à minimiser l’écho du crash sociétal aux USA, et tandis que l’islam fait revenir la question ethnico-culturelle au premier plan de la vie politique dans les « républiques laïques » de l’Europe de l’Ouest, ne suffit pas en lui-même à créer les conditions d’un bolivarisme carpatique : il manque pour cela une prise de conscience univoque, et l’apparition d’une référence idéologique aussi cohérente et incisive qu’ont pu l’être mutatis mutandis au XIXe siècle l’exemple de la France révolutionnaire et napoléonienne, les écrits de Voltaire et de Montesquieu, les poèmes de Byron et la musique de Beethoven.
De ce point de vue, il n’est pas certain que les divers rapprochements tactiques auxquels on assiste sur fond d’anti-américanisme et de sensibilité pro-russe, par exemple entre le post-yougoslavisme et le néobolivarisme d’Hugo Chávez, suffisent à doter d’un véritable contenu révolutionnaire le soulèvement prévisible de cette Autre Europe contre ses élites compradores en voie de discrédit total et définitif. Remarquons notamment l’absence d’un corps de doctrine cohérent et d’un réseau social international comparable dans sa cohérence et sa force à la Franc-maçonnerie du XIXe siècle.
Conclusion
Quoi qu’il en soit, je considère que, dans le contexte de la nécrose socioculturelle frappant actuellement l’Europe de l’Ouest (nécrose dont l’islamisation, en dépit de certains discours populistes, est une conséquence plutôt qu’une cause), le succès potentiel de ce bolivarisme carpatique est la dernière chance de renouveau culturel offerte à l’Europe, à la faveur du changement de paradigme (« crise ») à l’œuvre dans le monde actuel, et espère que les réflexions que cet article a l’ambition de susciter contribueront à faire de cette chance une réalité.
L’opportunité – j’irais même jusqu’à dire : l’urgence – d’une telle évolution est certes paradoxale, le discours dominant s’employant actuellement à souligner la dépendance accrue de l’Europe orientale dans ce contexte de crise ; elle me semble néanmoins incontestable, compte tenu des arguments suivants :
*dans la perspective de la démonétisation et d’une crise alimentaire imminente, en dépit de l’apparente situation de dépendance créée par son intégration forcée dans le circuit agro-alimentaire occidental, l’Europe danubienne conserve les atouts indéniables que lui confèrent : une population rurale importante, à laquelle s’ajoutent d’importants effectifs d’urbains récents aptes à une réintégration rapide à la société agraire, la persistance de techniques ancestrales à faible coût technologique, écologique et énergétique et une culture alimentaire frugale facilitant l’adéquation de la demande à l’offre locale ;
*dans la perspective d’une dislocation au moins provisoire des structures administratives et étatiques, une population majoritairement dotée d’une grande faculté d’adaptation et de micro-organisation (« débrouille », « système D »), et donc un moindre risque de rupture violente du contrat social en Europe danubienne ;
*une densité de population relativement faible et une relative abondance des terres en friche, faisant de cette région climatiquement clémente et compatible avec l’Occident une destination prioritaire pour de nouveaux contingents de colons fuyant l’Europe de l’Ouest et l’Amérique du Nord en quête d’une société pacifique et d’une réelle qualité de vie.
Dans l’esprit du bolivarisme historique et pour lancer le débat, je suggère, à titre d’ébauche d’un programme de réforme, les points suivants :
1) création d’une Confédération Danubienne conçue comme une alliance de régions et de sous-régions selon un principe de subsidiarité étendue ;
2) révocation des traités d’adhésion à l’UE et à l’OTAN ; création d’une armée confédérée sur le modèle Suisse ;
3) nationalisation des avoirs locaux des banques et grandes entreprises multinationales à hauteur des efforts financiers précédemment consentis sous leur pression pour sauver les monnaies et les banques ;
4) suppression des brevets et de l’ensemble de la propriété intellectuelle détenue par l’Occident sur le territoire de la Confédération, au titre du remboursement des coûts éducatifs détournés dans le cadre du brain drain.
5) démocratie nataliste : un vote supplémentaire par enfant à charge pour tout électeur ;
6) création d’une banque centrale et d’une monnaie commune, dévaluée par rapport au cours actuel des monnaies locales, pour rendre possible la réindustrialisation et pénaliser l’import ;
7) forfaitarisation et réduction des impôts applicables à l’agriculture et à l’élevage, redéfinition des normes agro-alimentaires en provenance de l’acquis communautaire UE, distribution de terres non-aliénables aux chômeurs désirant revenir à l’agriculture ;
8) réajustement des politiques éducationnelles sur les besoins économiques effectifs de la Confédération ; priorité aux langues de la Confédération et réintroduction massive de l’allemand et du russe ;
9) valorisation des langues, cultures et techniques traditionnelles, et notamment de celles des ethnies tziganes.
(Une version annotée de cet article est en cours de parution dans les actes de l’édition 2010 de l’école d’été de dialogue interculturel DivaDeva)
En Europe du Sud-est, cette approche revêt même une familiarité trompeuse, du fait de la rhétorique nettement anticoloniale utilisée par les petits nationalismes balkaniques au cours de leurs luttes séparatistes avec les empires qui se sont partagé cette région jusqu’au début du XXe siècle. Ces dominations coloniales ayant pris fin au cours du XXe siècle, cette dialectique de prédation et de dépendance devrait relever du passé. En réalité, c’est naturellement l’inverse qui se produit : en termes socioculturels, comme en Afrique après 1945, l’arriération de l’Europe du Sud-est s’accélère à partir de l’enclenchement du processus (1848-1918) d’accession de ses sous-ensembles à la souveraineté nationale.
Ici, c’est même la glorieuse « construction européenne » (ou « élargissement de l’UE ») – et son corollaire militaire : l’OTAN – qui finissent par fonctionner comme un des meilleurs instruments de colonisation découverts à ce jour. Rétrospectivement, il apparaît que, dans cette partie du monde restée essentiellement rurale jusqu’à la première moitié du XXe siècle, les dictatures communistes ont joué le rôle brutal et ingrat généralement réservé (par exemple en Afrique) à la phase du colonialisme concentré : déstabilisation des sociétés traditionnelles, imposition du paradigme culturel urbain, de la prépondérance de l’économie monétaire, création de marchés nationaux et industrialisation. De ce point de vue, les nouveaux maîtres de l’Europe du Sud-est, même s’ils s’en cachent bien, peuvent être reconnaissants à Joseph Staline : grâce à lui, non seulement ils peuvent, depuis 1990, traiter la Roumanie et la Bulgarie comme le Nigéria et L’Ouganda, mais ils peuvent en outre le faire sans jamais devoir sacrifier aux rituels de mauvaise conscience en usage dans les relations entre « anciennes » métropoles coloniales et « jeunes états du Tiers Monde ».
Certes, ce travail de préparation des soviets n’était pas parfait, et il a fallu, dans les années 1990, dix bonnes années de « transition » pour le parachever. Dès les premiers mois de la « liberté », les oligarchies occidentales ont été, dans le rôle de l’acheteur, complices privilégiés du sac du patrimoine industriel hérité du communisme et, partant, de l’émergence en Europe du Sud-est d’une kleptocratie de facture africaine (voir à ce propos l’excellent film d’A. Solomon, Kapitalism – reţeta noastră secretă). En parallèle, une politique plus ou moins assumée d’immigration sélective produisait ses effets ordinaires de brain drain, l’Occident « sous-traitant » unilatéralement et gratuitement à l’Europe danubienne la formation d’une grande partie de ses ingénieurs, informaticiens, médecins etc., enrichissant ses propres économies de précieux effectifs de jeunes producteurs/consommateurs, tout en vidant les sociétés locales des couches sociales potentiellement contestatrices qui auraient pu s’opposer à l’avènement de la voyoucratie « partenaire ».
Une fois cette faune avide et inculte installée en lieu et place des élites néo-nomenclaturistes (« transition démocratique »), il devint possible – et ô combien profitable – d’« intégrer » la région. Et d’abord, en faisant main basse sur les industries stratégiques qui, à défaut d’exporter et de faire concurrence à celles de la métropole, et parce qu’elles couvrent des besoins élémentaires de la population locale, avaient échappé au sac des années « de transition » : les réseaux énergétiques. En 2005, quelques mois après l’adhésion officielle de la Roumanie à l’Union Européenne, E.on Ruhrgas et Elf Aquitaine se partagent, dans un admirable esprit de coopération franco-allemande, les dépouilles de Romgaz ; même le détail géographique de ce partage respecte la courbure des anciennes colonisations et tutelles politiques : Allemands en Transylvanie et dans le Banat, Français en vieille Roumanie. Depuis lors, exploitant avec un minimum de modernisation technologique les infrastructures créées par feu la République Populaire, ces deux géants énergétiques issus de membres fondateurs de l’Union vendent à la population roumaine du gaz russe et roumain au prix allemand. Superbe exemple de transition du socialisme vers un « capitalisme sans marché » (J.F. Revel) : un monopole d’état national a été remplacé par un monopole privé à capitaux étrangers.
Cette manœuvre relativement simple semble néanmoins un chef-d’œuvre de sophistication, comparée aux « procédures d’encaissement » du second larron de cette campagne « d’intégration » : souvent présentée comme le « prix à payer pour entrer dans l’UE », l’adhésion à l’OTAN et l’allégeance des états de la région (hors Serbie) aux Etats-Unis coûte cependant bien plus que la concession de quelques bases militaires. Peu avant la braderie énergétique, en 2004, la société américaine Bechtel devient le principal sous-traitant de l’Etat roumain en matière de pont-et-chaussées. En l’espace de 6 ans, cette collaboration se solde par d’énormes dépenses et des réalisations quantitativement (parfois même qualitativement) inférieures à celles de l’époque communiste : la Roumanie détient actuellement le record européen du prix du kilomètre d’autoroute le plus élevé. En d’autres termes : moyennant quelques pots-de-vin substantiels à la junte au pouvoir, l’actionnaire américain, sans perdre son temps à gonfler le prix d’un service à la population (comme le gaz, qu’il est toujours possible de contourner, par exemple en se chauffant au bois), se sert directement, au moyen de la coercition fiscale exercée par l’Etat, dans la poche du contribuable roumain ! L’harmonie n’étant pas toujours parfaite au sein du « trust » occidental, l’UE a d’ailleurs ouvert, début 2004, une enquête sur l’attribution de ce marché public ; les résultats de cette enquête restent naturellement d’autant plus discrets qu’un an plus tard, l’oligarchie européenne (sous les espèces d’E.on Ruhrgas et Elf Aquitaine) recevait enfin sa grosse part de curée. Le tout, au milieu de jérémiades récurrentes des occidentaux sur l’inefficacité de la collecte fiscale roumaine – certes faible quand on la compare aux taux atteints dans des pays comme l’Allemagne, mais qui devrait cependant donner pleine satisfaction à Bechtel, habitué à « servir le contribuable » dans des pays où l’exécution forcée du contribuable rétif se fait, dans le meilleur des cas, à l’AK47…
De même, sous la devise « pas de marchandage en famille » : avec ces « nouveaux membres de la famille européenne », nul besoin de GATT et d’OMC pour extorquer une libéralisation suicidaire des secteurs bancaire et financier : à l’intérieur de l’Union, elle va de soi ! Se ruant dans la brèche, les banques occidentales et la grande distribution européenne créent de toutes pièces, en l’espace de quelques années, une « classe moyenne hors sol » jouissant à crédit d’un style de vie comparable à celui des classes populaires occidentales. Résultat : surendettement de la population et déséquilibre croissant de la balance commerciale.
Ensuite, la « crise » mondiale venant s’ajouter aux effets de « l’intégration » pour provoquer une certaine accélération de cette histoire déjà surmenante, on voit réapparaître des mécanismes familiers : les états de la région ayant, comme tous les « états modernes et responsables » transformé une grande partie de cet endettement privé en endettement public, comme la Couronne d’Espagne appelant l’Inquisition à son secours, cette même Union Européenne soumet son « aide financière » à l’accord du FMI, qui impose actuellement auxdits états ses « politiques de rigueur », en vertu de « lettres d’intention » qui semblent avoir été sciemment inventées en hommage aux méthodes de l’Inquisition, qui mettait un point d’honneur à obtenir des aveux publics de ses propres « mauvais gestionnaires » de la grâce divine avant de les « restructurer » sur le bûcher.
Diabolique efficacité du néocolonialisme « à distance » : tant que les populations s’endettent (notamment auprès de ses propres banques) et que les états sauvent les irresponsables d’une faillite méritée, l’Occident ferme les yeux sur ce dévergondage financier aux antipodes de tous les principes de rigueur, dans un accès de respect quasi-religieux des souverainetés nationales ; une fois le crime consommé, retour en force de toutes les vertus néolibérales : surtout pas de dévaluation, qui pourtant résoudrait instantanément le problème budgétaire sans recours à l’emprunt, mais provoquerait la faillite des banques (En précipitant la « classe moyenne hors sol », endettée en devises, dans l’insolvabilité et en provoquant un effondrement des prix réels de l’immobilier, qui garantit la plupart de ces dettes) ! Dans le cas de la Roumanie, le FMI, magnanime, tient compte des leçons de Stiglitz et lui « laisse le choix » entre un durcissement de la fiscalité et des restrictions budgétaires qui, en dépit des acrobaties verbales de Strauss-Kahn, ne peuvent que pénaliser les retraités et salariés pauvres – ceux-là même qui, en raison de la faiblesse de leurs revenus (et, en général, de leur patrimoine hypothécable) n’avaient pas pu participer à la course à l’endettement dont ils commencent justement à payer le coût…
C’est ce qui explique la politique monétariste des états de la région, dont l’endettement public massif des deux dernières années a principalement servi à renflouer les monnaies locales, dans le double but de satisfaire une clientèle politique d’irresponsables surendettés en devises dans leur « course à l’Occident » et de protéger de la faillite les banques locales, dont les sociétés-mères sont presque toutes de grandes banques occidentales. Victimes de cette politique : le tissu économique des PME locales, notamment exportatrices, qui licencient et périclitent (alors même que les niveaux d’imposition directe et les salaires de la zone sont les plus bas du continent) et, à terme, tous les bénéficiaires du Welfare State, dans un contexte de faillite publique imminente.
(Au vu des ces derniers développement, on finit par trouver presque lénifiante l’analyse de Stiglitz, qui a pourtant remué tant d’air en dénonçant dans la Grande Désillusion un FMI trahissant l’esprit keynésien de ses objectifs initiaux au nom d’une orthodoxie néolibérale aveugle. A vrai dire, l’orthodoxie en question n’est, comme on le voit, ni aveugle (bien au contraire…), ni réellement anti-keynésienne : au cours des deux dernières années, elle a fermé les yeux sur tous les gaspillages keynésiens nécessaires pour protéger la racaille financière des conséquences de sa propre irresponsabilité.)
A relativement court terme, cette politique ne peut que conduire à rapprocher la pyramide sociale de la région du modèle à base ultralarge et à sommet effilé caractéristique des pays du Tiers-Monde. D’ici à 2015, il semble donc qu’il deviendra possible de répondre à la vieille question « vers quoi mène la transition ? ». La transition, c’est apparemment le chemin qui, en une trentaine d’années, mène de la RDA vers l’Ethiopie. Et ce, par intégration dans l’Union Européenne !
Ayant établi, à titre de constat, que les relations actuelles entre l’Europe du Sud-est et l’Occident sont celles d’une domination coloniale prédatrice, je passe à la thèse positive de cet article, qui affirme que la situation actuelle de cette région est, mutatis mutandis celle de l’Amérique latine à la veille des révolutions bolivariennes. Les principaux éléments de cette analogie sont :
A) ethnico-démographique : apparition de sociétés créoles ;
B) géopolitique : affaiblissement économique et militaire des métropoles ;
C) idéologique : affaiblissement du paradigme justificateur des métropoles.
A. Dans la perspective qui nous préoccupe, les différences structurelles séparant la négrification de l’Amérique équatoriale et tropicale par le commerce triangulaire et l’implantation et propagation des tziganes en Europe du Sud-est sont négligeables, et d’ailleurs probablement surestimées : s’il est vrai que les tziganes sont arrivés « librement » en Europe, l’esclavage est par la suite devenu un facteur déterminant dans la répartition, l’évolution démographique, sociale et culturelle de ce groupe socio-ethnique dans les sociétés carpatiques et subcarpatiques, et ce, selon une chronologie très proche de celle de la négrification de l’Amérique. La principale différence est d’ordre quantitative : quoique systématiquement sous-estimée, la population tzigane de l’Europe du Sud-est ne commencera que dans quelques décennies à atteindre l’importance relative moyenne des négroïdes en Amérique tropicale.
La sédentarisation des tziganes de la région, suivie par des mouvements généraux d’urbanisation et de rurbanisation, dans un contexte de relâchement des disciplines communautaires et de faiblesse démographique des composantes ethniques « centripètes » (hongrois et allemands, dont les effectifs décroissants ne sont plus remplacés par la colonisation de peuplement), a conduit à l’apparition d’une société créole. Cette dernière s’organise tantôt selon les structures relativement stables d’une société de castes de type cubain (Transylvanie), tantôt sous forme de dégradé parfait dans un contexte de syncrétisme culturel (Roumanie du Sud). Dans tous les cas, cette créolisation favorise la diffusion transversale, « clandestine » car ascendante, de valeurs culturelles tziganes et « indigènes » (les tziganes étant souvent les conservateurs de formes culturelles « archaïques » et « rurales » du monde gajo), qui « croisent » pour ainsi dire, dans une dynamique subtilement schizoïde, le flux habituel (descendant) des valeurs élitaires – c'est-à-dire, en l’occurrence : progressistes, malthusiennes et nationalistes – en provenance des élites compradores, elles-mêmes fragilisées et divisées par l’épisode communiste, les brusques changements de loyauté et la nouvelle donne ploutocratique des années 1990.
Comme les sociétés des Caraïbes, dans un contexte de racisme statique, c'est-à-dire structurel et distributif (structurant sans les empoisonner les relations du blanc avec le quarteron, du quarteron avec le mulâtre, du mulâtre avec le noir etc.), cette société resémantise le vocabulaire importé et transforme en pure façade institutionnelle, en fioriture baroque à la Cabrera Infante les valeurs « blanches » : laïcité à la française ou déisme américain dans les discours d’hommes politiques connus pour leur recours fréquent aux sorcières et aux auspices, étiquette mortifère à l’anglo-saxonne le temps d’un rituel académique de pure façade, suivi sans transition d’une folle soirée nettement inspirée des fêtes villageoises et/ou tziganes, proclamation incantatoire du principe d’impartialité institutionnelle face à une société fonctionnant intégralement selon des mécanismes claniques, etc., etc..
En dépit des efforts soutenus de l’Inquisition progressiste occidentale pour analyser cette créolisation en termes d’« apartheid » et de « problème tzigane », on constate que les zones de la région où le confort moral et matériel des « groupes tziganes » est le plus élevé sont aussi celles où les efforts de « l’état moderne » en vue de leur « intégration » sont les plus dérisoires, voire inexistants, et celles où l’idéologie individualiste antiraciste a le moins de prise sur la société. Cet échec croissant du véritable apartheid (celui de la victimisation et du paternalisme institutionnel, tel qu’il se présente sous une forme assez typique en Hongrie) est lié au discrédit croissant de la promesse économique de l’Occident (cf. infra B) : au moment où des milliers de travailleurs migrants diplômés, parlant une ou plusieurs langues de grande diffusion, refluent vers les Balkans du fait de l’explosion du chômage dans des pays comme la France ou l’Espagne et des conséquences, déniées mais bien réelles, de la préférence nationale dans ces « républiques modernes », il devient difficile pour les missionnaires des droits de l’homme de convaincre les mères tziganes de la supériorité intrinsèque de l’alphabétisation sur la vannerie.
B. Ce que la doxa journalistique décrit depuis 2008 comme une « crise économique » est en réalité le moment d’affleurement à la conscience globale d’un état de dispersion maximale des attributs de l’Empire : les Etats-Unis conservent la suprématie militaire, mais l’économie mondiale est dominée par la Chine (et son bloc continental en voie d’édification), tandis qu’une grande partie des ressources naturelles nécessaires à cette dernière sont détenues par des puissances militairement et/ou économiquement inférieures aux deux premières, mais trop solides pour être colonisables (Russie et, dans une moindre mesure, Brésil, Iran et Australie).
D’un point de vue strictement monétaire, la « crise » en question est patente dès 1971, lors de la suspension de la parité-or du dollar ; là encore, le monde revit en accéléré l’évolution de l’Empire colonial espagnol au XVIIe siècle : détenteurs du Pérou virtuel d’une devise internationale en flottement libre, les Etats-Unis entrent alors dans la même spirale de désindustrialisation (pompeusement rebaptisée « tertiarisation ») que l’Espagne de Quevedo.
Victime des complicités atlantistes de ses élites politiques, l’Union Européenne, suivant l’Amérique sur la voie de l’irresponsabilité néo-keynésienne, ne peut plus que disparaître ou se redéfinir en passant, dans un premier temps, par une phase de contraction (expulsion des états en naufrage financier) qui ne rétablira pas forcément son prestige politique, du fait de la nécrose du sens politique dans les société centrales de cette nouvelle UE (id est : dans le monde allemand). En revanche, ce sauvetage, s’il a lieu, ne pourra qu’augmenter les tensions au sein du trust occidental, c'est-à-dire éloigner encore davantage (peut-être jusqu’au divorce) l’Union Européenne des Etats Unis et de l’OTAN, en raison d’intérêts économiques et stratégiques hautement divergents.
On ne peut que souligner le parallélisme existant, mutatis mutandis, entre cette situation et celle des années 1800, lorsque l’étoile montant de Napoléon Bonaparte vint surimposer un conflit continental à l’ancienne hostilité des puissances maritimes espagnole et anglaise (laquelle culmine dans la destruction de la flotte espagnole à Trafalgar).
Dans ces conditions, pour les citoyens des états de l’Europe du Sud-est, l’affaiblissement/redéfinition en cours de l’Union Européenne met clairement et définitivement hors de portée les attributs du « droit de cité impérial » qui servaient auparavant de carotte au colonialisme occidental sur place : plus aucun observateur sérieux ne peut faire semblant de croire à l’intégration de la Roumanie ou de la Bulgarie à l’Euro, pas plus qu’à l’élargissement à l’Europe du Sud-est des divers espaces de libre circulation créés au sein et autour de l’UE. Dans ces conditions, l’attachement absurde des élites locales téléguidées à un malthusianisme monétaire et social qui n’avait de sens (frauduleux ou non) que dans la perspective de cette intégration n’est plus que le reflet de la cécité suicidaire et de l’incommensurable corruption desdites élites.
Pour autant, l’illusion alternative, typiquement « orange », d’une occidentalisation court-circuitant l’Europe ne se porte pas mieux : pour les états eux-mêmes, il devient difficile d’ignorer le caractère illusoire de la pseudo-garantie de stabilité associée à l’intégration des Balkans orientaux dans l’OTAN, affaibli et décrédibilisé par des guerres lointaines et désastreuses, surtout depuis qu’il devient évident que face à la Russie, l’administration Obama, renonçant (en Ukraine, dans le Caucase…) à la stratégie d’agression des gouvernements précédents, qui motivait en surface l’organisation de « révolutions orange », cherche et trouve avec Moscou un compromis régional. L’affaiblissement consécutif du pouvoir orange dans la région et de son emprise sur les médias conduit à une prise de conscience massive du caractère prédateur et nuisible de l’alliance atlantique (coût exorbitant et finalités douteuses du bouclier anti-missiles, pratiques illégales de la CIA sur le territoire d’états alliés, etc.).
Enfin, le bilan de l’influence occidentale sur la vie politique des états de l’Europe du Sud-est (et de l’ancien bloc socialiste en général) peut désormais être établi avec une certaine distance critique, et il est catastrophique : au lieu de mettre leur autorité morale (encore énorme au début de la décennie 1990-2000) au service d’un assainissement de la vie publique de leurs nouveaux « alliés », les gouvernements occidentaux, téléguidés par les intérêts financiers du monde de la grande entreprise, ont affiché une propension croissante à s’acoquiner avec les pires héritiers des dictatures communistes, et notamment avec ceux qui, sous le masque orange, ont eu l’effronterie de se présenter comme les véritables réformateurs du monde postcommuniste. Presque exclusivement motivé par la défense des tabous idéologiques de l’après-1945 (révisionnisme frontalier, antisémitisme, racisme), leur interventionnisme sporadique et mal informé contre divers phénomènes de la vie politique locale, qu’on peut légitimement qualifier de « tourisme moral », contraste avec la cécité systématique dont ils font preuve face aux exactions continuelles de leurs « homologues » contre l’Etat de droit et leur propre population (cf. notamment l’accablante statistique des plaintes soumises aux instances judiciaires européennes, jugées non recevables dans leur immense majorité). Le caractère ethnocentriste, potentiellement raciste de ce tourisme moral est souvent patent, comme dans le cas anthologique des émois féministes de la baronne hollandaise Emma Nicholson face au mariage « forcé » de la fille du roi tzigane Florian Cioaba, en 2004, émois amplement médiatisés qui se sont soldés par une gigantesque vague raciste dans les médias occidentalistes de la région. En parallèle, l’UE (mandataire institutionnel de la baronne émotive) dénonce la « ghettoïsation des roms »…
C. Comme on le sait, la toile de fond spirituelle des révolutions bolivariennes est le coup fatal porté par les Lumières et la Révolution Française à la cosmogonie catholique romaine qui justifiait la suprématie des couronnes européennes, l’Inquisition, le génocide indien et, in fine, l’entreprise coloniale dans son ensemble.
L’Europe du Sud-est présente certes un tableau partiellement différent, en raison d’une différence de calendrier : non seulement sa colonisation est, jusqu’il y a peu, restée multilatérale (autrichienne/catholique, mais aussi russe et ottomane), mais elle a, de plus, connu un changement de paradigme en cours de campagne : tandis qu’au XVIIIe siècle, l’impératrice Marie-Thérèse organisait encore dans le Banat et les plaines de Hongrie une colonisation de peuplement à caractère catholique et missionnaire (implantation de bavarois catholiques, déplacement de tziganes convertis vers les zones calvinistes), un siècle plus tard, ce sont déjà les idéaux qu’elle cherchait (outre l’orthodoxie et le protestantisme) à combattre, ceux de la laïcité bourgeoise et franc-maçonne, qui contribuent à justifier le colonialisme « par procuration » exercé pour le compte de l’Empire par la Hongrie à compter de la réconciliation austro-hongroise, et en 1945, le retour sur la scène locale de l’impérialisme russe, devenu soviétique, se fait carrément au nom de l’universalisme communiste.
C’est grosso modo ce paradigme occidental du « progrès » et de l’état-nation « moderne » qui continue, au moment où j’écris, à nourrir le discours des élites compradores de l’Europe du Sud-est, actuellement au service de l’Occident : pendant que la grande distribution française pille les économies de la région, pendant qu’Eon Ruhrgas et Elf Aquitaine rackettent la population roumaine et que Bechtel facture des autoroutes inexistantes, les gouvernants roumains, complices du pillage, de la déforestation et du brain drain scientifique et médical, continuent à citer régulièrement en exemple de bonne conduite et de réussite les pays au profit desquels ce colonialisme économique fonctionne. A les écouter, superficiellement bénie à l’Ouest par l’idéologie progressiste du métissage, la société créole est en réalité promise à une normalisation sans pitié : « intégration » des « roms », « socialisation », « éducation », « émancipation » ; en d’autres termes : renforcement du paradigme urbain, sabotage des hiérarchies traditionnelles, atomisation sociale au moyen du productivisme, du féminisme, du culte de la jeunesse (naturellement célébré sur fond de malthusianisme généralisé et de vieillissement réel de la population) et de la vie privée, uniformisation linguistique et massification de l’habitus culturel. Le tout au nom des « droits de l’homme », schibboleth suprême de l’idéologie progressiste.
Oui mais, voilà : l’histoire s’accélère. En dépit des gesticulations d’une arrière-garde progressiste maquillée en « égalitarisme civique », l’effondrement économique de l’Occident ne semble pas devoir déboucher sur un nouveau cycle de la dialectique révolutionnaire moderne, mais sur un changement de paradigme, accompagné d’un déplacement encore plus considérable des centres du pouvoir global : alors que l’effondrement de l’épistémè pré-copernicienne avait tout au plus redistribué les cartes entre puissances occidentales, éloignant le centre du monde de la Méditerranée vers le Nord de l’Europe et de l’Amérique, le naufrage du progressisme occidental annonce et répercute la naissance d’un monde multipolaire dominé par la Chine et l’émergence de bloc continentaux.
La déroute irrémédiable de la gauche politique européenne est un fait consommé. Libre à ceux qui en sont issus et jouissent aujourd’hui d’une lucidité tardive de déplorer cette mort ou d’écrire des oraisons funèbres à la mesure de leur désenchantement. Mais le fait est : après des décennies d’appauvrissement conceptuel et d’évitement systématique de la question culturelle, la gauche perd institution après institution, pays après pays. Même à ce jeu mesquin pompeusement nommé « politique économique », auquel elle a généralement accepté de réduire ses ambitions, elle ne sait plus, comme la droite main stream dont il devient presque impossible de la distinguer, qu’appliquer en aveugle les menues recettes de bricolage sur mourant connues sous le nom de néo-keynésianisme. Elle est finie – à tous les sens du terme : elle a accompli sa mission historique (sauver l’Occident du bolchévisme), et quitte le monde des vivants.
Cet affaiblissement crée les conditions d’une réévaluation des valeurs culturelles immanentes des sociétés créoles carpatiques et subcarpatiques : famille, communauté, Heimat, tradition, fête et transcendance, « emballées » ou non dans un christianisme orientalisant et syncrétique – à la rigueur, qu’importe. Le revival folk hongrois (préparé par l’œuvre des deux grands visionnaires transylvains : Bartók et Kós), mais aussi d’autres phénomènes moins conscients et plus caricaturaux, comme le raz-de-marée de la culture manele en Roumanie, de la narodna dans l’ex-Yougoslavie et l’énorme succès régional du mixte de politique, musique et mythologie véhiculé par les films d’Emir Kusturica et les productions musicales de Goran Bregovic, sont autant de symptômes reflétant, parfois très imparfaitement mais toujours puissamment, cette évolution « à la surface », c'est-à-dire dans des dimensions massifiées de l’être collectif (top 40, cinéma, télévision) prises en compte par l’épistémè actuelle – ou devrais-je dire : révolue ?
Néanmoins, le déficit de crédibilité idéologique des élites compradores, prêchant la « modernisation » et « l’occidentalisation » démocratique au moment où même les médias occidentaux n’arrivent plus à minimiser l’écho du crash sociétal aux USA, et tandis que l’islam fait revenir la question ethnico-culturelle au premier plan de la vie politique dans les « républiques laïques » de l’Europe de l’Ouest, ne suffit pas en lui-même à créer les conditions d’un bolivarisme carpatique : il manque pour cela une prise de conscience univoque, et l’apparition d’une référence idéologique aussi cohérente et incisive qu’ont pu l’être mutatis mutandis au XIXe siècle l’exemple de la France révolutionnaire et napoléonienne, les écrits de Voltaire et de Montesquieu, les poèmes de Byron et la musique de Beethoven.
De ce point de vue, il n’est pas certain que les divers rapprochements tactiques auxquels on assiste sur fond d’anti-américanisme et de sensibilité pro-russe, par exemple entre le post-yougoslavisme et le néobolivarisme d’Hugo Chávez, suffisent à doter d’un véritable contenu révolutionnaire le soulèvement prévisible de cette Autre Europe contre ses élites compradores en voie de discrédit total et définitif. Remarquons notamment l’absence d’un corps de doctrine cohérent et d’un réseau social international comparable dans sa cohérence et sa force à la Franc-maçonnerie du XIXe siècle.
Conclusion
Quoi qu’il en soit, je considère que, dans le contexte de la nécrose socioculturelle frappant actuellement l’Europe de l’Ouest (nécrose dont l’islamisation, en dépit de certains discours populistes, est une conséquence plutôt qu’une cause), le succès potentiel de ce bolivarisme carpatique est la dernière chance de renouveau culturel offerte à l’Europe, à la faveur du changement de paradigme (« crise ») à l’œuvre dans le monde actuel, et espère que les réflexions que cet article a l’ambition de susciter contribueront à faire de cette chance une réalité.
L’opportunité – j’irais même jusqu’à dire : l’urgence – d’une telle évolution est certes paradoxale, le discours dominant s’employant actuellement à souligner la dépendance accrue de l’Europe orientale dans ce contexte de crise ; elle me semble néanmoins incontestable, compte tenu des arguments suivants :
*dans la perspective de la démonétisation et d’une crise alimentaire imminente, en dépit de l’apparente situation de dépendance créée par son intégration forcée dans le circuit agro-alimentaire occidental, l’Europe danubienne conserve les atouts indéniables que lui confèrent : une population rurale importante, à laquelle s’ajoutent d’importants effectifs d’urbains récents aptes à une réintégration rapide à la société agraire, la persistance de techniques ancestrales à faible coût technologique, écologique et énergétique et une culture alimentaire frugale facilitant l’adéquation de la demande à l’offre locale ;
*dans la perspective d’une dislocation au moins provisoire des structures administratives et étatiques, une population majoritairement dotée d’une grande faculté d’adaptation et de micro-organisation (« débrouille », « système D »), et donc un moindre risque de rupture violente du contrat social en Europe danubienne ;
*une densité de population relativement faible et une relative abondance des terres en friche, faisant de cette région climatiquement clémente et compatible avec l’Occident une destination prioritaire pour de nouveaux contingents de colons fuyant l’Europe de l’Ouest et l’Amérique du Nord en quête d’une société pacifique et d’une réelle qualité de vie.
Dans l’esprit du bolivarisme historique et pour lancer le débat, je suggère, à titre d’ébauche d’un programme de réforme, les points suivants :
1) création d’une Confédération Danubienne conçue comme une alliance de régions et de sous-régions selon un principe de subsidiarité étendue ;
2) révocation des traités d’adhésion à l’UE et à l’OTAN ; création d’une armée confédérée sur le modèle Suisse ;
3) nationalisation des avoirs locaux des banques et grandes entreprises multinationales à hauteur des efforts financiers précédemment consentis sous leur pression pour sauver les monnaies et les banques ;
4) suppression des brevets et de l’ensemble de la propriété intellectuelle détenue par l’Occident sur le territoire de la Confédération, au titre du remboursement des coûts éducatifs détournés dans le cadre du brain drain.
5) démocratie nataliste : un vote supplémentaire par enfant à charge pour tout électeur ;
6) création d’une banque centrale et d’une monnaie commune, dévaluée par rapport au cours actuel des monnaies locales, pour rendre possible la réindustrialisation et pénaliser l’import ;
7) forfaitarisation et réduction des impôts applicables à l’agriculture et à l’élevage, redéfinition des normes agro-alimentaires en provenance de l’acquis communautaire UE, distribution de terres non-aliénables aux chômeurs désirant revenir à l’agriculture ;
8) réajustement des politiques éducationnelles sur les besoins économiques effectifs de la Confédération ; priorité aux langues de la Confédération et réintroduction massive de l’allemand et du russe ;
9) valorisation des langues, cultures et techniques traditionnelles, et notamment de celles des ethnies tziganes.
(Une version annotée de cet article est en cours de parution dans les actes de l’édition 2010 de l’école d’été de dialogue interculturel DivaDeva)
Le constat est "assourdissant" de vérité... quand au programme, il contient beaucoup de bonnes idees... des classes moyens hors sol a la démocratie nataliste... chapeau... (lequel est d'ailleurs une marque de fabrique de l'auteur ;-) )
RépondreSupprimerLa deliquescence croissante actuelle permettra t'elle de deboucher sur des solutions aussi elaborees au niveau conceptuel ? Sachant que pour mettre une alternative en place il faudrait aller tres vite, la peur des investisseurs provoquant au depart un chutte de l'export du fait de la re-implantation d'unites de productions dans des regions plus "stables" politiquement, ce qui affaiblirait encore plus les economies en question, avant qu'elles n'aient pu se reorganiser...
Une analyse sombre mais intéressante et pertinente sur de nompbreux points. Elle porte cependant un peu trop de poids sur la responsabilité des investisseurs ou entités politiques étrangères. Le malheur roumain est la conséquence d'un fléau intrinsèque: un étrange mélange d'héritage turc et communiste par un peuple dont la conscience nationale est récente (XIXème) et qui préfère s'adapter plutôt que lutter. Il est difficile de voir une porte de sortie pour un pays comme la Roumanie. Aucun signe ne laisse croire à une évolution positive de la société et du comportement social des roumains. Le "bien commun" est une notion quasi inconnue en Roumanie. La fuite des élites et de la jeunesse bien formée empêche toute perspective souriante. L'Afrique est déjà en Europe.
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