mardi 25 janvier 2011

ABSURDISTAN – note 5 : L’intégration dans quoi ?



Des polémiques récentes, comme toujours suivies de concertations internationales couteuses réunissant de nombreux incompétents autour de nombreuses tables, ont comme toujours débouché sur l’allocation de fonds considérables, quoiqu’insuffisants, au service d’un mot d’ordre vague, voire dangereux : intégrer les tsiganes d’Europe du Sud-Est (sous-entendu : étant donné qu’on ne peut décemment pas les foutre à la porte d’un continent qu’ils peuplent depuis cinq siècles, et dont ils partagent d’ailleurs la principale valeur culturelle : le christianisme).

Faute de savoir ce que signifie ce mot fourre-tout (qui, pour ma part, m’a toujours désagréablement rappelé la Gleichhaltung nazie…), on préfère généralement entourer d’un flou artistique la question des fins, et se rabattre avidement sur celle des moyens, et « l’intégration » devient vite ce machin dont l’instrument est l’école.

En effet, même dans un pays comme la Roumanie, qui fort heureusement reconnaît à ses citoyens le droit à une identité ethnique (distinguée de la citoyenneté), les recensements s’en remettant sur ce point aux déclarations des recensés (n’importe qui, même blond aux yeux bleus, pouvant par exemple se déclarer arménien ou gagaouze si le cœur lui en dit), comment diable distinguer sociologiquement les tsiganes des non-tsiganes ? Ou plus exactement (la distinction concrète étant en général un donné de l’expérience quotidienne en Roumanie), comment caractériser leur situation sociale ? Ils sont, par exemple, plus pauvres que la moyenne. Mais dans ce cas, le « problème tsigane » (autre pseudo-concept d’un vague vertigineux) n’est-il pas tout simplement le problème de la pauvreté ?

On est donc bien content de pouvoir remarquer que, même comparés à des groupes sociaux économiquement proches, les tsiganes présentent la particularité d’un taux de scolarisation anormalement bas. Et nous voici tirés d’affaire : envoyons les tsiganes à l’école, et tout ira bien !

Reste à savoir pourquoi les tsiganes (et quels tsiganes !) envoient moins souvent leurs enfants à l’école que leurs voisins d’ethnie roumaine ou hongroise.

Ici, première bizarrerie : parlant d’un pays qui reconnaît aux minorités ethniques le droit à l’enseignement en langue maternelle, personne, ou presque, ne mentionne la quasi-inexistence d’un enseignement (au moins primaire) en langue romani. Pour les gauchistes occidentaux qui ont à l’Ouest fait du « problème tsigane » leur fond de commerce, c’est malheureusement compréhensible, surtout vu d’un pays comme la France, culturellement plus centraliste, c'est-à-dire moins démocratique que la Roumanie. Mais les roumains n’en soufflent pas mot non plus… Il faut croire que ce qui (en Roumanie du moins) paraît parfaitement normal dans le cas de la minorité hongroise (« peuple historique » et autres clichés de l’idéologie impérialiste post-hégélienne) ne l’est pas vraiment quand il s’agit des tsiganes.

Ce même racisme implicite et généralisé explique que, comme Claude Karnoouh, à l’occasion de déclarations honnêtes faites à une publication qui l’est moins (http://www.hotnews.ro/stiri-esential-8237263-interviu-claude-karnoouh-antropolog-francez-poporul-roman-este-rasist-orice-alt-popor-numai-popoarele-din-vest-tac-pentru-tem-aici-integrarea-tiganilor-putea-simpla-prin-forta.htm) a eu le courage de le faire remarquer en roumain aux roumains, les autorités ne cherchent pas vraiment à faire respecter l’obligation scolaire quand il s’agit des tsiganes, ce qui jette d’emblée une ombre sur tous les programmes bien-pensants prétendant résoudre le « problème » par allocation de moyens à une institution qui choisit de ne pas faire son travail.

Et voilà que je mentionne une deuxième fois (soit : deux fois de trop déjà) cette expression confuse et si lourde d’analogies funestes (cf. le « problème juif » des années 20-30). Or, dans l’ordre des raisons qui m’obligent à condamner la plupart des « solutions au problème tsigane » en circulation dans le discours médiatique, l’une d’elles, de par son caractère a priori, s’impose comme la première, et c’est qu’il n’y a pas de problème tsigane. Non seulement, en dehors de quelques mises en scènes pénibles d’un despote en perte de vitesse, il n’y en a pas en France (cf. ici même : http://korkorezhau.blogspot.com/2010/09/absurdistan-note-2-coulisses-du-show.html), mais il n’y en a pas davantage en Roumanie. Les phénomènes auxquels on fait généralement allusion sous ce nom se résument, du point de vue des causes, à :

* la déréliction accélérée des structures étatiques roumaines, et notamment du maintien de l’ordre : ce qui rend l’existence d’une minorité délinquante au sein de l’ethnie tsigane particulièrement insupportable pour le roumain du peuple dans la Roumanie des 20 dernières années, c’est avant tout le niveau pratiquement nul de protection légale auquel il peut désormais prétendre en contrepartie de l’accomplissement de ses devoirs civiques (et notamment fiscaux). Il faut être journaliste roumain, idiot ou perfusé à l’héroïne pour penser que la corruption et l’incompétence de la police et de la justice roumaines (institutions dans lesquelles le niveau de représentation de ladite ethnie est nul) seraient dues aux tsiganes. Que certains tsiganes (comme certains roumains, hongrois etc.) en profitent, c’est certes condamnable, mais malheureusement naturel et inévitable : cela relève de l’ordre des conséquences. Tout le reste, ce sont les sophismes par lesquels la petite bourgeoisie roumaine se défausse sur une minorité ethnique des résultats de son apathie et de sa complaisance envers un état crapuleux.

* au naufrage démographique des populations non-tsiganes du Bassin des Carpates, qui déséquilibre le fonctionnement de relations parfois séculaires (et pour la plupart, sinon harmonieuses, tout du moins stables) entre sédentaires de vieille date et nomades ou post-nomades. De ce point de vue, en dépit des droits historiques que confèrent à mon sens aux tsiganes l’ancienneté de leur enracinement européen et leur attachement majoritaire (et sincère !) au christianisme, leur « problème » n’est autre que le « problème » des immigrés récents d’Europe occidentale – c'est-à-dire une projection en creux du véritable problème : le problème français, allemand, hongrois, roumain… le problème de l’humanité occidentale décérébrée, déchristianisée, décimée par le malthusianisme petit-bourgeois, le problème d’une civilisation guidée vers le suicide de masse par des élites nihilistes.

L’école, dans laquelle un jacobinisme à valeur muséographique feint de voir une solution est d’ailleurs une partie de ce problème : parallèlement aux mass-médias, elle constitue depuis longtemps l’un des canaux de transmission de l’infection nihiliste, en minant la culture communautaire (rebaptisée « superstitions », « préjugés », « dialectes » etc. par les hussards de l’individualisme petit-bourgeois) pour développer l’esprit de compétition, la discipline et le respect des autorités allogènes imposées.

Dans cette perspective, il devient non seulement possible, mais aussi hautement nécessaire de préciser le contenu réel de « l’intégration », c'est-à-dire les résultats réellement prévisibles, quoique soigneusement occultés, de la politique qui en fait son slogan : de tous ces enfants tsiganes actuellement sous-scolarisés, faire, comme en Hongrie, des consommateurs roumanophones, « intégrés » à la pseudo-culture sinistrée de la majorité nihiliste, mais toujours marqués racialement, et d’autant plus réduits à merci qu’ils ne peuvent plus compter sur les réseaux, les savoirs et les valeurs de la tradition.

En effet, n’importe quelle étude honnête révèlera qu’à niveau socio-économique comparable, les tsiganes de Hongrie sont plus et mieux scolarisés que ceux de Roumanie, ce que traduit le fait constatable avec un minimum d’intuition linguistique, à n’importe quel coin de rue de Józsefváros et de Turda, que les tsiganes de Hongrie sont pour la plupart magyarisés (monolingues en hongrois, ou dans un créole très proche du hongrois standard), tandis que ceux de Roumanie conservent pour la plupart l’usage de leur langue patrimoniale (et, détail intéressant : ceux qui l’ont perdue l’ont souvent remplacée par le hongrois, dans des zones à peuplement majoritaire hongrois, comme la Siculie).

Par ailleurs, il est de notoriété publique que les tensions xénophobes entre population majoritaire et minorité tsigane sont bien plus fréquentes et bien plus graves en Hongrie qu’en Roumanie. Curieusement, tout le monde s’abstient soigneusement d’en tirer des conclusions, si ce n’est celle, hautement scientifique et extrêmement populaire depuis que les grands capitaux taxés par le Fidesz ont lâché leur meute médiatique sur Vikor Orban, que les Hongrois sont de sales fascistes.

Pourtant l’interprétation des faits est d’une limpide simplicité : l’encadrement des tsiganes par l’institution scolaire telle qu’elle existe en Europe du Sud-Est renforce le plus souvent leur marginalisation et leur précarisation.

Ayant passé des années à la tête d’une PME en Roumanie, j’ai payé (assez cher, d’ailleurs…) pour savoir qu’après liquidation des couches artisanales (souvent allogènes : hongrois, allemands) de la population urbaine par le régime Ceauşescu, les derniers artisans réellement professionnels (au sens du know-how autant que du point de vue du Beruf) de Roumanie qui ne se soient pas encore expatriés sont pour la plupart tsiganes. Même à défaut d’entreprises inscrites au Registre du Commerce et de personnalité juridique, c’est à eux que même les institutions publiques ont recours quand elles procèdent à des travaux réclamant du savoir-faire et que leur budget ne leur permet pas d’avoir « tout naturellement » recours à l’import. Pour citer un cas des plus concrets : en Transylvanie centrale, c’est aux tsiganes zingueurs de l’ethnie Gabor que les enfants roumains et hongrois des écoles communales doivent d’avoir un toit et des gouttières au-dessus de la tête pendant qu’ils écoutent un instituteur sous-formé et sous-payé leur débiter des âneries nationalistes.

Or ces tsiganes, pour la plupart, sont tsiganophones et n’appartiennent pas à la frange « intégrée », c’est-à-dire transformée en lumpen-proletariat roumanophone périurbain. Ces familles étant souvent relativement aisées et totalement sédentaires, elles seraient les seules réellement exposées (car possédant des bien saisissables) à un programme de coercition scolaire. Le plus tragiquement drôle, c’est qu’à la différence du lumpen-proletariat tsigane qui a massivement recours au « travail » (mendicité et vol) des enfants, ces familles-ci manifestent même souvent une tendance spontanée à scolariser leurs enfants lorsqu’ils ne sont pas (encore), ou qu’ils ne sont plus nécessaires aux travaux artisanaux ou domestiques. Hélas, l’existence de cette strate sociale ni opulente, ni misérable, ni maffieuse ni migrante (et pourtant loin d’être minoritaire) au sein de la minorité tsigane de Roumanie est constamment occultée, aussi bien par les élites roumaines, qui, vivant mentalement dans une série télévisée américaine, voudraient (dans un pays sans industrie…) voir des tsiganes ingénieurs pour considérer comme réussie leur « intégration », que par les gauchistes occidentaux et leurs alliés du « monde associatif tsigane » (dénué de toute représentativité au sein du monde tsigane), qui ont absolument besoin d’images bien calcuttiennes de « victimes sociales » pour actionner la pompe à subventions… dont ils vivent.

En revanche, nul besoin de mon passé d’entrepreneur obscur et malheureux pour savoir qu’à part l’alphabétisation, l’école roumaine (à supposer que cette institution de gardiennage de mineurs en plein effondrement mérite encore ce nom) ne propage aucun des savoirs qui manquent réellement aux jeunes tsiganes pour entrer en complémentarité avec la société roumaine actuelle : non seulement elle tourne résolument le dos à l’enseignement technique dont la Roumanie des métiers sinistrés aurait tant besoin, mais elle n’éduque pas davantage la jeunesse de Roumanie à l’exercice des droits et des responsabilités démocratiques récemment acquis, au droit des ménages et des entreprises, à la lecture critique de l’information et à la participation civique. Bref : l’école roumaine forme, dans le meilleur des cas, de la chair à call center pour peupler les malls lors des soirées de week-end dédiées à la consommation low budget, et le plus souvent de futurs travailleurs non qualifiés, ou qualifiés pour des tâches inexistantes en Roumanie, qui alimenteront la pompe à main-d’œuvre cheap des métropoles néocoloniales. A supposer que les jeunes tsiganes souhaitent (mais on se demande vraiment pourquoi ils le souhaiteraient…) partager ce sort ô combien enviable, l’exemple hongrois incite à penser que le racisme des roumains ne leur permettra pas de toucher les dividendes de ce ralliement au modèle majoritaire.

Mais les contrevérités ont la vie d’autant plus dure que le débat rassemble le plus souvent, autour d’une table richement garnie de subventions, des « experts en intégration » occidentaux triés sur le volet parmi tous ceux qui, non seulement ne parlent pas romani, mais ne comprennent même pas un traître mot de roumain, et des roumains de la petite bourgeoisie intellectuelle, dont les contacts avec leurs concitoyens tsiganes se limitent très souvent à une coexistence haineuse avec quelques parias entretenant sur la voie publique le cliché du tsigane mendiant, et à la consommation (d’ailleurs perversement avide) d’une sous-culture néo-tsigane médiatisée par la télévision.

Je profite donc de ce billet d’humeur pour lancer, aux uns comme aux autres, une invitation : si vous passez par la Transylvanie, suivez-moi chez les chaudronniers Gabors de Crăciuneşti, chez leurs cousins que l’exode rural a conduit jusqu’à Oradea, chez les tsiganes musiciens de Pălatca et de Ceauaş, venez me voir à Mera (où tout le haut de ma rue est peuplé de tsiganes)। Si vous aimez cuisiner et appréciez le bel objet, mon ami Lajos Gabor forgera sous vos yeux un couteau de maître et le violon de mon ami Florin Codoba acheminera jusqu’à vos oreilles les trésors du baroque paysan européen, tel que vous ne les entendrez jamais dans l’ennui stérile et métronomique des auditoriums de Bucarest. Ces jeunes pères de famille trilingues, qui envoient d’ailleurs leurs enfants à l’école, manquent rarement de travail CAR ils ont eu la prudence d’apprendre, en humbles compagnons, le métier de leur pères et de leurs oncles, pendant que d’autres membres de leur ethnie, à l’école, apprenaient juste assez de français pour tendre la main dans le métro.

A la différence du prétendu « problème tsigane », le bien réel problème roumain (et hongrois...) porte en lui-même, à pas si long terme que ça, sa propre solution : l’extinction naturelle et méritée du peuple roumain, qui ira rejoindre dans les caveaux de l’archéologie tous les peuples sans foi, sans chants, sans danses et sans honneur. Biologiquement condamné, il lui reste la possibilité de transmettre à une partie du jeune et prospère peuple tsigane, héritier naturel de son territoire, sa langue : d’ores et déjà, une grande partie des roumanophones de ce monde (dont certains des plus illustres, mais j’éviterai ici de citer des noms…) sont de race tsigane – ce qui m’a amené, dans un manifeste publié ici même, à parler de « société créole » (http://korkorezhau.blogspot.com/2010/09/fara-numar-pour-un-bolivarisme.html). Le linguiste que je suis ne peut que se réjouir de cette possibilité de survie offerte à la langue dans laquelle Caragiale, Blaga, Stănescu et Cărmăzan ont confié leur pensée au papier. Mais j’ai aussi suffisamment étudié la langue romani, suffisamment entendu de doinas et de contes tsiganes pour savoir que cette culture dont « l’intégration » sonnerait nécessairement le glas mérite au moins autant la pérennité que celle – souvent infectée par l’académisme petit bourgeois de facture française, et l’épigonisme navrant des élites postcoloniales – dont le roumain scolaire est le vecteur.

lundi 10 janvier 2011

Récit de voyage dans le 18e émirat


Convaincu d’être le Gauguin de ma promotion, j’avais pris l’habitude, lors de mes rares passages en France, d’une aura d’exotisme qui me consolait – si besoin était – de ne pas être moi aussi devenu secrétaire d’Etat ou maître de conférence, gendre, animateur radio ou tout autre avatar du salarié en euros. J’aimais exhiber le plaisir que j’éprouve à croquer dans des piments rouges au petit déjeuner, pratiquer le baisemain et m’écarter d’une réunion littéraire pour téléphoner bruyamment en romani mêlé de hongrois, conscient du prestige sexuel inhérent aux langues agglutinantes dans un pays où apprendre l’allemand passe pour une transsubstantiation culturelle majeure.Mais récemment, l’évolution
naturelle qui mène ma génération d’une certaine pauvreté estudiantine à la misère noire des jeunes actifs m’a conduit à profiter de l’hospitalité d’un ami résidant presque officiellement dans le 18e émirat de Paris, territoire faussement anodin qui rassemble sur quelques kilomètres carrés de toponymie SFIO plus d’ethnies différentes que la Transylvanie et le Caucase réunis. D’abord anesthésié par le choc de cette concurrence déloyale, ce n’est qu’au troisième jour de mon séjour, en remontant la rue Ordener vers le pont de chemin de fer, que je me suis rendu compte qu’à cet endroit exact de Paris, je pourrais, ivre mort à la palinka, me promener en costume nuptial de Kalotaszeg, avec chapeau à plumes et gilet brodé de perles, et exécuter une danse de garçon à grand renfort de claques sur les bottes sans guère intriguer les passants ou le personnel du restaurant ivoirien « A la forêt noire », où, quelques bouteilles plus tard, j’ai commencé à imaginer qu’on servait des Knödel de manioc en accompagnement de Maultaschen de chèvre au ndole.




De retour dans mon ghetto blanc du fond d’une vallée alsacienne, mon ami Bob Cohen, sur Internet, attire mon attention sur un excellent article de fond consacré à une description de l’état d’Arizona considéré comme sinistre préfiguration de l’évolution de l’ensemble des USA sous gouvernance républicaine dans un futur proche :



The anti-government attitude in Arizona is now reflexive, especially because of its entanglement with the issue of immigration. As one local resident, who didn’t want to be identified because she has a government job, told me: “People who have swimming pools don’t need state parks. If you buy your books at Borders you don’t need libraries. If your kids are in private school, you don’t need K-12. The people here, or at least those who vote, don’t see the need for government. Since a lot of the population are not citizens, the message is that government exists to help the undeserving, so we shouldn’t have it at all. People think it’s OK to cut spending, because ESL is about people who refuse to assimilate and health care pays for illegals.”


Marx faisait remarquer que la contradiction fondamentale du libéralisme mercantile est l’hypothèse improbable d’un consommateur conscient en permanence de toutes les caractéristiques pertinentes – et notamment de la valeur d’usage – de l’ensemble des produits auquel il a accès, lesquels se comptent naturellement par milliers, changent tous les jours, et présentent un degré croissant de complexité technologique.


Pour la même raison, l’« Etat de droit » bourgeois repose tout entier sur le bobard largement gargarisé selon lequel « nul n’est censé ignorer la loi » – laquelle loi, même dans des Etats exempts de subsidiarité et dotés de législateurs capables de mesure, représente une aujourd’hui partout une somme textuelle dépassant de loin les capacités de mémorisation d’Einstein et Borges réunis.

Enfin, et toujours selon la même logique, la vie politique du Casino-Goulag est intégralement fondée sur l’octroi à des électeurs sous-informés d’une liberté électorale manipulable à l’infini, par définition d’unités étatiques trop vastes pour permettre une socialisation politique locale, concentration et noyautage des médias et financiarisation des luttes politiques.


Le problème que j’aborde ici est un bon exemple de ce troisième aspect. Dans le 18e comme en Arizona et à Koweït-city, les citoyens, jadis majoritaires dans la population de leur Etat, ont longtemps navigué entre les sophismes d’une gauche parlementaire manipulée leur présentant l’immigration comme une sorte d’entreprise caritative, de remède aux écarts de développement Nord-Sud et d’étape nécessaire vers la hautement désirable « multiculturalité », tandis qu’une droite parlementaire manipulée s’employait, par des critiques volontairement biaisées, à confirmer dans l’inconscient collectif la véracité de ces trois mensonges :


1. Les principaux bénéficiaires de l’immigration doivent bel et bien être les immigrés (FAUX : c’est le patronat des pays d’accueil), puisque la « droite responsable » reproche à la « gauche compassionnelle » de vouloir « accueillir toute la misère du monde ».


2. La même critique « nationaliste » de la droite semble confirmer la contre-vérité suivante : le Sud profiterait de l’immigration, ce qui est naturellement FAUX : le brain-drain et l’économie du mandat postal (fiscalement incontrôlable et condamnée à couler la balance commerciale des pays émergents) sont même deux des principaux boulets des économies du Sud.

3. Le discours truqué de la même « droite » pseudo-identitaire (constituée de cadres urbains nihilistes entièrement acquis à la culture WAS globalisée…. comme la « gauche » parlementaire), en présentant l’afflux d’immigrés comme une menace pour des identités européennes qu’ils ont eux-mêmes réduit à l’état de babiole muséographique, confirme le bien-fondé de la thèse gauchiste de l’immigration comme facteur de « multiculturalité » ; FAUX : déracinés, c'est-à-dire coupés de leurs réseaux et hiérarchies culturelles traditionnelles, les immigrés sont justement le mets préféré de la machine capitaliste à créer de la barbarie, parce que leur position de faiblesse et d’isolement en fait (surtout à partir de la 2e génération) des cobayes parfaits pour le lavage de cerveau consumériste, préalable à leur plongée dans la spirale de la dette. Quand aux espaces malthusiens, vieillissants et préalablement globalisés qu’ils investissent, ils y apportent tout au plus une tache de couleur généralement inintelligible, deux ou trois recettes de cuisine (prétextes à une nouvelle extorsion marchande) et quelques anatomies exotiques pour pimenter un marché sexuel aux règles invariables. Dans le XVIIIe, parallèlement à l’oblitération progressive du bambara et du vietnamien par le français Bouygues, le panthéon des célébrités audiovisuelles gravitant autour du Jupiter Fric se substitue rapidement au culte des morts, des esprits et des vents. Les mêmes sportswears synthétiques à grosse marge commerciale remplacent, sur des peaux noires, jaunes et bistre, les tissus naturels de la production autarcique ou locale, la beauté millénaire des pagnes et des saris. A « gauche », il est convenu qu’il sied de se réjouir de cette « intégration », dans les bruines du bassin parisien, d’animistes bantous à « notre culture », graphiquement conçue en Floride et usinée low-cost en Thaïlande.


Et pendant que les mensonges de gauche permettent de justifier le laxisme persistant en matière de protection des frontières, les mensonges de droite « empêchent » l’establishment compassionnel d’obéir à la voix de son cœur en naturalisant les immigrés qu’il refuse de reconduire. Tout cela fonctionne si bien que même ceux qui prennent conscience des effets désastreux de cette foire aux mensonges sont portés à y voir un dysfonctionnement du système, un « symptôme de décadence », sans trop savoir, hélas, de quelle décadence ils parlent.

Car si le phénomène contribue bel et bien à la décadence du modèle républicain hérité du capitalisme de phase 1, il constitue par la même occasion un instrument efficacement et consciemment utilisé au service de l’édification du modèle politique qui aspire à lui succéder dans la logique du capitalisme monopolistique : le néoféodalisme oligarchique global, dans lequel 1% de la population, les oligarques, à la tête de trusts militaro-financiers et médiatico-financiers, « orientent » le choix démocratique apolitique, acosmique et manipulé de 29% de citoyens (producteur-consommateurs-électeurs) précarisés mais jouissant encore de certains droits, d’une protection policière et de rares licences syndicales ; les citoyens encadrent, surveillent et exploitent en qualité de contremaîtres sous-traitants (ou capos) le travail et l’existence des 70% d’esclaves dont le statut fluctue entre « résident » et « sans-papier », sans droits électoraux ou syndicaux, ni aucun accès aux restes de l’état providence.

A la base de cette pyramide, on trouve une plèbe d’intouchables vivant dans une telle précarité que la problématique des expulsions devient parfaitement anachronique : en trois ans, l’Arizona vient de se débarrasser « pacifiquement » d’un quart de millions d’hispaniques ; chassés par l’hostilité ambiante et le manque total d’emplois (même la population recensable accuse un taux de chômage officiel de 9%), ils ont regagné le Mexique, le Honduras etc. de leur propre initiative, et à leurs propres frais.

Station Marx Dormoy, comme en Arizona et à Dubaï, les sociétés de cash transfer anonyme ont pignon sur rue et pullulent sur fond de populisme électoral sur le thème de la lutte contre l’immigration clandestine, un peu comme si un état rendait légales des entreprises de recel tout en fondant son discours politique sur la protection des bijouteries. Rentiers immobiliers et autres marchands de sommeil se félicitent de l’afflux constant d’ilotes migrants, qui leur permet de vendre (7000€/m² en studio) et de louer les pires gourbis à des prix plus proches de la moyenne parisienne que de celle de Bamako.

Station Marx Dormoy, les affiches électorales d’une mouvance pseudo-marxiste rebaptisée, en désespoir de cause, « la Gauche » s’étalent sur les murs de briques d’écoles publiques qui ont à peu près le même âge que son idéologie ; quant à la prolifération sur Internet de discours bien mieux articulés (comme, je l’espère, celui que je déploie ici), de mouvements anti-banques et de toutes les délicatesses théoriques de l’anarchisme de droite, de gauche et du milieu, elle n’inquiète plus vraiment les oligarques de Saint-Denis, Phoenix et Ryad, qui savent bien que leur complexité théorique les rend impropres à toute traduction vers les pidgins anglais, français ou arabe qui ont remplacé dans les familles d’esclaves la force herméneutique millénaire de l’éwé, du nahuatl et du khmer (pour le 18e, en partie grâce à l’acharnement pathétique et anachronique des « hussards noirs ») ; quant aux citoyens, encore aptes à décrypter les concepts de cette science interdite d’antenne, on compte avant tout sur leur mauvaise foi et leur passivité, résultat d’une complicité objective avec la classe oligarchique dans un contexte de colonialisme importé ou endocolonialisme : comme le prolétariat britannique dans l’analyse du Lénine de 1916, la citoyenneté est mécaniquement rabattue sur des positions réformistes par son association de facto (en qualité d’actionnaire minoritaire, certes, mais d’actionnaire) à l’entreprise impérialiste ; la seule (mais grosse) différence structurelle entre ces deux situations historiques, c’est que, du point de vue des ressources humaines, la globalisation a mis l’or noir des masses humaines asservies à portée de métro, en transplantant la Sierra Madre en plein Los Angeles, les plaines inondables du Bengladesh dans les déserts d’Arabie et la jungle du Golfe de Guinée rue Marcadet, où j’ai, pour échapper à une tempête de neige, trouvé refuge dans un placard à balais public qui s’est avéré être un petit restau nigérien qui m’a servi un barbecue d’agneau assez correct avec un garri fort recommandable.



A vrai dire, l’observation attentive des rares blancs qui peuplent encore le 18e (gérant de superette, premier garçon de bistrot tendance, libraire, gradé de la police…) révèle un type humain extrêmement proche du tea-partisan moyen en Arizona, ou du cadre inférieur de trust pétrolier arabe. Leur racisme n’est plus le racisme déboussolé et contestataire, antisémite et homophobe des années J.-M. Le Pen, des chômeurs récents dans les bassins industriels saccagés par les délocalisations ou des ménagères rurales alsaciennes apercevant pour la première fois un noir dans leur épicerie. C’est un racisme tranquille et optimiste d’élite coloniale, parfaitement compatible avec la consommation de prostitué(e)s noir(e)s etde couscous royal, un racisme de sommet de chaîne trophique dans une société métisse inégalitaire, où le sentiment racial se superpose si exactement à la conscience de classe qu’il leur serait probablement impossible d’établir avec certitude si le mépris que leur inspirent leurs caissières, loufiats, manutentionnaires et autres esclaves découle prioritairement de leur habitus social ou de leur couleur de peau. Confrontés à d’autres blancs égarés dans leur village, comme les colons de la grande époque lors de leurs retours en métropole, ils se montrent arrogants, impolis, brutaux et cyniques ; on se rend vite compte que leur mode de vie leur fait perdre l’habitude de vivre entre égaux, tant il est vrai que la gestion du parc humain endocolonial est peu compatible avec la conservation d’une éducation policée. A vrai dire, l’existence d’esclaves blancs (slaves, balkaniques…) et de rares citoyens basanés, issus de strates migratoires antérieures (le petit bistrotier maghrébin, le tamoul gérant de phone shop), compliquant vaguement le modèle, étend aussi le domaine d’application de la barbarie endocoloniale loin au-delà du vieux face-à-face caricatural de Bwana et Neg’o.

Le « Roi du Café », brasserie BCBG in partibus faisant face à la bouche du métro Marx Dormoy, serait probablement mieux nommé « Le Roi des Cons », étant donné qu’on refuse en général d’y servir du café, du moins sur la terrasse couverte et chauffée où, en raison de son inconfort mortifiant, on donne encore aux rares fumeurs le droit de se bousiller les poumons en public, à la condition expresse de consommer une bière immonde au prix qui serait ailleurs celui d’un bon vin, ou des cocktails douteux au prix du champagne millésimé. Devant mon obstination coupable à commander après 19h un café pour voler au secours d’une digestion compromise par une demi-douzaine de nems délicieusement superfétatoires, le premier garçon me traite avec tous les égards dus, dans une mine du Transvaal, à un débardeur auxiliaire d’ethnie namaqua. Cette grossièreté me choque d’autant plus qu’elle contraste avec l’extrême amabilité des locataires de l’immeuble où je squatte amicalement une chambre dans le dernier appartement hébergeant des blancs. C’est alors que, refaisant mes comptes, je comprends que la gentillesse presque obséquieuse des ivoiriens et autres berbères de l’immeuble est elle-même un symptôme (subjectivement moins désagréable) de la situation coloniale : je réside temporairement sur un continent de la planète Paris où le blanc, rarissime et généralement entouré d’un prestige prétorien d’« expat », mérite, comme dans n’importe quelle ville africaine, tous les égards. Je suis, sans m’en rendre compte, devenu un expat français du 18e arrondissement.