dimanche 13 mars 2011

LIBYE : RIEN A FOUTRE !

Ici Moscou

1989 : Gdansk en état de siège, les Hongrois ouvrent la frontière autrichienne aux Allemands de l’Est en fuite vers la RFA, l’armée roumaine tire sur la foule à Timişoară. Dans un foyer soviétique, la télévision d’Etat, sous la loupe qui agrandit l’image de l’écran minuscule, multiplie les reportages sur un conflit politico-tribal dans une petite république indépendante du Caucase du Nord.

Le foyer soviétique et la petite république caucasienne sont des produits de mon imagination. Et pourtant, rien dans cette scène ne semble particulièrement surprenant, parce que nous sommes habitués à l’idée d’une opinion soviétique aveugle, manipulée par des médias totalement asservis.

2011 : la famille soviétique, c’est nous. Une révolution sans précédent est en cours dans au moins deux pays (l’Egypte et la Tunisie) totalisant une population comparable à celle des pays centre-européens du Pacte de Varsovie. Assis dans nos petits salons ergonomiques de l’Union Soviétique Européenne, nous fixons des yeux hallucinés sur la télévision d’Etat de l’Oligarchie Financière Mondiale (disponible dans la plupart des langues humaines, sous diverses appellations : CNN, BBC, TV5, TVE, RAI…), qui consacre depuis déjà plusieurs semaines plus de 70% de ses journaux internationaux à la « couverture » assez brumeuse d’une guerre civile à caractère politique indéterminé (révolution ? putsch ? guerre clanique ?) dans un pays certes proche des deux premiers, et assez étendu, mais presque entièrement désertique, moins peuplé que la Tunisie, ou même que la Bulgarie.

En d’autres termes, et au risque (assumé) de reproduire le cynisme de Brecht parlant des procès de Moscou, pour quiconque reste capable d’un minimum de raisonnement géopolitique, dans le contexte actuel, la réponse correcte à la plupart des « questions libyennes » est : RIEN A FOUTRE !

Ce pays démographiquement minuscule, dont la structure sociale rappelle d’ailleurs plutôt celle de l’Afrique centrale que celle du Moyen-Orient, vit des troubles prestement baptisés « guerre civile » dont le bilan le plus pessimiste à l’heure actuelle ressemble à celui d’une « période d’agitation » pré- ou postélectorale dans n’importe quel pays sub-saharien – à ceci près que l’hypothétique mort libyen bénéficie actuellement, à l’unité, d’un sex-appeal médiatique dont même une centaine de cadavres nègres dûment mutilés peut rarement se targuer. Et le racisme n’est pas la seule cause de cette distorsion.

Certes, une semblable disproportion aurait pu être reprochée à la couverture des premiers événements de la révolution tunisienne. Mais à tort : la situation tunisienne s’étant vite avérée représentative et, ipso facto, contagieuse dans 80% du monde arabe, le poids historique de la prouesse révolutionnaire tunisienne dépasse de loin l’importance géostratégique du pays – ce qui n’est absolument pas le cas de la Lybie, pseudo-pays pétromonarchique hors-sol, régime aberrant et isolé en mal de loyauté historique, navigant depuis des décennies entre l’islamisme sauce Kadhafi et une complicité kleptocrate avec les éléments les plus corrompus de l’Oligarchie occidentale.

Chemins qui ne mènent vraiment nulle part

Par conséquent, qu’il me soit permis de proposer un bref guide de conversation à l’usage des talk-shows sur la Libye :

- le ou les soulèvement(s) libyen(s) sont-ils populaires et spontanés, ou téléguidés par des puissances extérieures ?

- RIEN A FOUTRE !

- Kadhafi emploie-t-il réellement l’aviation militaire libyenne contre les « rebelles » ? Comment expliquer l’étrange absence d’images de bombardements ?

- RIEN A FOUTRE !

- les puissants intérêts de BP dans le pétrole libyen sont-ils une des causes de la relative timidité dont ont d’abord fait preuve les chancelleries occidentales dans le dossier libyen ?

- RIEN A FOUTRE !

Etc.

En effet, quelque soit la réponse concrète à ces questions (laquelle a d’ailleurs toutes les chances de ne jamais voir la lumière du jour – ou bien pas avant très longtemps), elle ne change rien au caractère profondément impertinent de cette « actualité libyenne » : à son caractère de diversion médiatique détournant l’attention mondiale du chapitre le plus important de l’histoire politique mondiale depuis la chute du mur de Berlin.

Pendant qu’on spécule à longueur de journée sur la Libye, personne ne songe à tirer les conclusions de l’histoire en cours : des soulèvements spontanés, non-violents et potentiellement unanimes renversent des régimes soutenus depuis des décennies par l’Occident « démocratique » et protégés par le silence complice des médias occidentaux, qui n’ont en revanche jamais épargné les rares régimes dictatoriaux de la région hostiles (Syrie) ou occasionnellement hostiles (Libye) aux USA et à leurs alliés. Les scènes de la Place Tahrir sont donc l’équivalent historique exact des images d’Allemands de l’Est fuyant le « paradis socialiste » comme un navire en perdition, au volant d’une Trabant ou à pied, avec deux valises, une valise ou pas de valise du tout. En termes de signification historique (un paramètre dont le mètre cube d’hémoglobine répandue n’est pas la mesure exacte), même des crises intermédiaires comme les guerres de Yougoslavie ou la chute de l’Apartheid semblent revêtus d’une bien moindre importance.

Ou la gauche, ou le socialisme

Certes, la « situation libyenne », correctement analysée (comme ici : http://www.globalresearch.ca/index.php?context=va&aid=23588), permet de pousser l’analyse des contradictions politiques occidentales jusqu’à des conclusions dramatiques : le pire ennemi du socialisme, aujourd’hui, c’est « la gauche », monstre idéologique hors sol créé par la négation de l’histoire et une falsification moralisante, potentiellement théocratique, des idéaux révolutionnaire pré- et postmarxistes, récemment cristallisée sous forme quasi-théologique par le « politiquement correct ». C’est elle qui constitue aujourd’hui l’interface prioritaire de l’Oligarchie vers la dimension politico-médiatique, et ipso facto, sa principale courroie de transmission vers les masses citoyennes – au point de déborder de plus en plus souvent (sur sa droite ou sa gauche ? compte tenu du degré de déplétion sémantique atteint, il devient difficile de le dire…) les vieilles camarillas conservatrices, les états-majors militaires, etc..

Mais de telles analyses, avec toute leur pertinence locale, restent myopes, ne tenant pas compte des principales caractéristiques de notre époque, qui sont la globalisation et la médiatisation.

Médiatisation

Vers la fin des années 80, une grande partie des citoyens de l’URSS parvenait à s’informer correctement en lisant la Pravda et en partant du principe que le contraire de ce qui y était affirmé devait être vrai. Leur degré d’aliénation était donc inférieur à celui des masses occidentales éduquées (élites contestataires comprises !) d’aujourd’hui, encore incapables de rompre le sortilège de ce que Debord appelait le « spectacle diffus » – concept qui trouve actuellement un écho conceptuel troublant dans celui de « nuage médiatique ». Le capitalisme sait que la censure, créatrice de valeur différentielle, est contre-productive : les mêmes citoyens du bloc Est trouvaient généralement une confirmation de l’hypothèse ci-dessus dans les informations fournies par les stations de radio occidentales interdites, qui jouissaient derrière le rideau de fer d’un prestige dépassant de loin leurs popularités respectives à l’Ouest. Il se contente donc d’assurer, à travers ses trusts de presse, un contrôle des proportions thématiques : la plupart des opinions ont droit de cité, simplement, les thèmes qui donneraient aux opinions dérangeantes les meilleures occasions de gagner en crédibilité disparaissent très rapidement de l’ordre du jour, constamment alimenté en diversions exquises par l’usine médiatique. Les diversions ne sont pas – au sens périmé du terme – de « l’intoxication » à l’ancienne ; elles sont constituées de matériaux informatifs généralement exacts, dont l’interprétation et le commentaire donnent lieu à une indéniable diversité de points de vue. Mais dans l’économie du local et du global, de la subsidiarité réelle des mécanismes de pouvoir actuels, leur « vérité » fait systématiquement abstraction du sens des proportions, et donc de la loi des grands nombres, qui reste la logique prédominante de l’histoire.

Globalisation

En effet, dans un contexte de globalisation économique et médiatique, face à l’abondance des pseudo-souverainetés créées par la « décolonisation » (et ses équivalents, cf. ici-même : http://korkorezhau.blogspot.com/2010/09/fara-numar-pour-un-bolivarisme.html), toute extrapolation globale d’analyses locales portant sur l’état interne de pseudo-acteurs (états autres que les USA, la Chine, la Russie, le Brésil, l’Inde et l’Iran – le Japon, la Corée du Nord, les régimes bolivariens et l’UE constituant de ce point de vue une « zone intermédiaire ») est fausse car hors-sujet. De même qu’il n’existe plus depuis longtemps de politique économique roumaine (cf. http://korkorezhau.blogspot.com/2010/11/absurdistan-note-4-bwana-dans-les-kapat.html) ou même française, on ne peut plus voir de contradiction dans le soutien apporté par Israël, pays caractérisé par un fonctionnement démocratique à usage interne, à certaines dictatures militaires de sa région, l’inexistence de la démocratie moyenne-orientale en dehors d’Israël étant précisément la justification intrinsèque de l’impérialisme exercé au nom du « sionisme » par l’appareil local du complexe militaro-industriel occidental. Le rapport entre la « question juive » et l’activité devant Gaza d’un mercenaire ukrainien (équipé ou non de la citoyenneté israélienne) portant des armes américaines financées par des subsides américains pour protéger des intérêts économiques américains et saoudiens constitue un thème de conversation pour intellectuels français, la laïcité leur interdisant de poursuivre les querelles byzantines – pourtant moins ingrates esthétiquement – sur le sexe des anges.

De même que la politique économique de la zone euro est de facto appliquée de façon contraignante à des pays conservant nominalement une monnaie nationale, le caractère despotique de la stratégie politico-militaire de l’Occident dans une zone interdépendante totalisant une population de plusieurs centaines de millions d’hommes rend globalement indifférents le degré de liberté démocratique dont peuvent ou non jouir en Israël 8 millions de citoyens israéliens (juifs ou arabes, qu’importe), et même l’usage qu’ils en font – tant qu’ils ne se servent pas cette liberté pour remettre en cause leur statut objectif d’exécuteurs des basses-œuvres occidentales dans le continuum néocolonial arabe.

Conclusion : que ceux qui n’ont pas attendu l’offensive CNN pour découvrir l’existence et les particularités truculentes d’un territoire nommé Libye poursuivent leurs réflexions, mobilisations etc. : je les en félicite. Pour les autres, on ne peut que leur suggérer une fois de plus d’essayer de découvrir le monde que leur cache leur écran de télévision… avant qu’il ne vienne lui-même, peut-être brutalement, à leur rencontre.