mercredi 15 août 2012

Claude Karnoouh et ses ennemis préférés


Sur l’Invention du Peuple



Je reproduis ici, avec de menues modifications, l’original française de cette recension initialement écrite (et traduite en roumain) pour la revue Cultura, à l’occasion de la publication en langue roumaine de l’Invention du peuple, pièce maîtresse de l’œuvre théorique de Claude Karnoouh.
Rien n’incite à beaucoup d’optimisme concernant la réception de cet ouvrage dans le pays qui lui fournit pourtant l’essentiel de sa matière, tout comme, à partir de l’âge adulte, il a fourni celle de la vie de son auteur – et de la mienne –, jusqu’à devenir notre seconde patrie : la Roumanie.
Et ce, avant tout, parce que le type d’homme et de caractère qu’illustre Claude Karnoouh – celui du grand bourgeois lettré de tempérament aristocratique – y est pour ainsi dire inconnu. Entre ses phanariotes du concept, conservant dans les ors de la culture institutionnelle l’humilité presque paysanne des princes du sang, et ses fils de popes venus jouer les Rastignac sur Universităţii, la Roumanie peut tout au plus comprendre un dandysme dont le susnommé n’est certes pas exempt, et dont l’essence s’épuise dans le choix des vêtements les plus exquis (lors de notre dernière discussion de visu, Claude Karnoouh portait une veste en tweed dont je possède la pareille, et que j’estimais jusqu’alors introuvable, pour l’avoir débusquée au marché aux puces de Cluj), des bijoux les plus rares et autres œuvres des arts ruraux et urbains – que l’intéressé connaît, l’un comme l’autre, comme le fond de sa poche. Or c’est bien de Claude Karnoouh qu’il est question dans cet ouvrage initialement écrit comme thèse d’anthropologie, au moins autant que le très populaire chef-d’œuvre de son maître en ethnologie, Tristes tropiques, est aussi un livre sur l’homme Levy-Strauss – et pour les mêmes raisons.
Mais en plus de sapes, de bijoux et de paysans – voire même davantage –, pour vivre et s’épanouir, un aristocrate a besoin d’ennemis. Caractérisée par un conformisme mental et une misologie sans exemple depuis la Renaissance, notre époque, certes, lui facilite dangereusement la tâche. La vilaine habitude d’appeler un chat un chat, notamment, fait de Claude Karnoouh l’objet de certaines admirations et de quelques affections solides, mais aussi de haines nombreuses et souvent proches de l’hystérie. Qu’à cela ne tienne : ni psychologue ni cosméticienne, le philosophe n’est pas là parmi nous pour créer du confort mental ou limer les griffes de pseudo-conflits destinés à pérenniser le consensus sous-jacent. Qu’il agisse par vocation sacrificielle, par masochisme ou sous l’effet d’une digestion acide, à la rigueur, qu’importe : le philosophe est celui qui rompt le cercle des politesses euphémistiques et met – avec le plus de précision, de profondeur possible – le doigt dans la plaie.
Des nombreuses compositions auxquelles se prête la présentation de cet ouvrage, j’ai donc choisi celle consistant à sérier les peuples, les écoles et les individus auxquels il a l’heur et la manière de déplaire : d’une part en Occident et notamment en France, d’autre part en Roumanie, et plus largement dans l’Europe danubienne.

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Ce qui fait de Claude Karnoouh plus qu’un spécialiste, plus que l’homme d’une ou deux thèses, plus qu’un universitaire – en un mot : ce qui en fait un penseur –, c’est pour moi avant tout son aptitude et sa propension, pour reprendre les mots de Nietzsche, à « penser contre soi ».
Bourgeois issu de l’exil juif d’Europe oriental, il était en principe du bois dont la République tire ses meilleurs censeurs, tribuns réformistes et autres petits et moyens producteurs de théodicées des faits accomplis – tant elle aime s’entendre confirmer par des bouches étrangères le bien-fondé universel de tous les préjugés constitutifs du chauvinisme paradoxal de ces villageois de l’universel que sont les Français –, et n’aurait pas manqué de raisons somme toute honorables pour pratiquer une germanophobie élégante, associée comme d’habitude à une bonne dose de méfiance pour le monde slave et les autres peuples d’Europe centrale et orientale. Herder, entend-on souvent en France, c’est l’ancêtre du Blut und Boden allemand. En Europe centrale – surtout celle de l’après-90 –, l’adoption de cette idée reçue lui aurait d’ailleurs très certainement valu la sympathie des salons européanistes, où tous ceux qui n’ont pas (encore) réussi à se faire coopter par des universités nord-américaines ou anglaises se désolent à longueur de zsúr, comme les Aufklärer de 1760 (quoique autour de tables généralement moins bien garnies) d’avoir à poursuivre leur précieuse existence cosmopolite et raffinée au milieu de ces brutes incorrigibles : le roumain, le polonais, voire – Dieu nous en garde ! – le hongrois.
Eh bien non. En pleine victoire (définitive, nous assurait alors le bien versatile Fukuyama) de l’Occident sur un bloc soviétique en pleine déréliction, depuis Paris, Claude Karnoouh glisse dans son Invention du Peuple – que les maximalistes chauvins de Bucarest, qui peuvent maintenant la mésinterpréter directement en roumain, ne manqueront pourtant pas de dénoncer comme un attentat trotskiste contre leur panthéon national – une apologie en bonne et due forme de Herder. Sans enthousiasme naïf, il démontre sèchement que le herderisme, à la hauteur des temps, était, dans l’éventail des idéologies disponibles, la seule philosophie politique adaptée à la situation coloniale avant la lettre dans laquelle le développement du capitalisme mercantile, puis industriel d’Europe occidentale relègue peu à peu l’Europe danubienne entre le XVIIe et la fin du XIXe siècle.
Car Claude Karnoouh, renégat du PCF et persona non-grata dans l’âge d’or de Ceauşescu, n’a néanmoins jamais renié le marxisme, ni oublié les leçons de Lénine dans l’Impérialisme, stade suprême du capitalisme : dès les débuts de la révolution capitaliste – quoiqu’il faille attendre la généralisation de la démocratie parlementaire et l’apparition de mouvements ouvriéristes, puis de leur antithèse réformiste pour rendre le phénomène politiquement visible – et jusqu’à l’aube (que nous vivons actuellement) de ce que j’appelle généralement le capitalisme zombie, la ligne de partage que la marchandise et son système de prédation sociale fait passer entre les hommes ne sépare pas seulement des classes sociales (dans les pays industrialisés), mais aussi – je dirais même, au cours du dernier siècle : surtout – des peuples ; or, cette ligne, qui court souvent entre deux continents ou sous-continents (le long du Rio Grande ou de la Méditerranée, par exemple), peut aussi partager un seul et même continent : l’Europe, où, alors même que le colonialisme ultramarin n’en était qu’à de timides débuts, « l’héritage judéo-chrétien » dont se gargarisent aujourd’hui si vainement divers penseurs à gages n’a pas empêché les armées « libératrices » de Napoléon 1er – comme plus tard les cohortes « antibolchéviques » de son grand admirateur Hitler – de faire sentir au paysan et à l’artisan saxon, tchèque ou juif de Galicie la cherté (redécouverte entre temps par beaucoup d’irakiens, d’afghans et de libyens) d’une « liberté d’importation ».
Car, chez Karnoouh, à la leçon intellectuelle et planétaire de l’Indochine, de l’Afghanistan et de l’Algérie (cette dernière apprise, en ce qui le concerne, de très près) s’ajoute, depuis ses nombreux et longs séjours transylvains des années 1970, l’expérience fondatrice, baptismale, stricto sensu archaïque qui – par-delà des différences d’origines et de perspectives souvent profondes – soude la petite « franc-maçonnerie » hétéroclite dont j’ai aussi le bonheur de faire partie, avec Bob Cohen, Bernard Houliat et quelques autres apatrides volontaires partis sur les traces de Bartók : la connaissance intime et directe des communautés rurales traditionnelles de Transylvanie, telle qu’on n’y accède qu’au prix d’une coexistence prolongée, impliquant aussi, à travers l’apprentissage de leurs diverses langues et dialectes, un réapprentissage de la vie hors des cadres créés par l’individualisme et la civilisation marchande. Pareil à ce Marx réac qui, au détour d’une analyse macroéconomique, nous laisse entendre qu’il a encore connu – et regrette amèrement – l’époque des vêtements en lin et de l’alimentation populaire équilibrée héritée de la polyculture de subsistance (plus tard abolis par le tout-coton et le tout-patate de la rationalisation industrielle), Karnoouh, parisien sophistiqué, laisse poindre dans son roumain rocailleux des régionalismes du Maramureş, souvenirs de ces années passées de l’autre côté du miroir de la modernité, parmi des hommes pour qui le quotidien et la fête, l’amour, le travail, la famille, la naissance et la mort, mais aussi – pour revenir au thème central de l’ouvrage – la personne, l’autre et le groupe se chargent de valences bien différentes de celles du vécu moderne, puis postmoderne occidental ou de leur imitation maladroite et zélée par les couches urbaines de la population roumaine.

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Et, si Claude Karnoouh excelle à rappeler à nos compatriotes français et occidentaux – auxquels ce livre s’adressait au premier chef – des vérités désagréables, pour ce qui est des ténors de l’intelligentsia roumaine d’avant et d’après 1990, on peut carrément dire qu’il les mouche. Montrant la parfaite continuité de ce que j’appellerais la spectacularisation de l’ethnique des auteurs du Mémorandum transylvain jusqu’au national-communisme de N. Ceauşescu – et dénonçant ainsi en creux l’inexistence d’une réelle pensée marxiste dans un pays historiquement bloqué sur les acquis technologiques et philosophiques du préromantisme :
« En Roumanie, après la décennie de l’Internationale stalinienne (1948-1958), les régimes communistes successeurs ont su parfaitement instrumentaliser le folklore et lui redonner la place que les théories politiques de l’ethnie-nation du XIXe siècle lui avaient assignée. L’organisation du folklore à l’échelle de la nation, inclu dans un tout organique et hiérarchisé au travers du Parti-nation, accomplit le programme que beaucoup d’intellectuels nationalistes du XIXe siècle lui avaient tracé. » (p. 140)
 – il renvoie plusieurs générations de rhapsodes dâmbovitsiens du « communisme » et de « l’anticommunisme » au néant dont leur psittacisme ne s’est en réalité jamais vraiment distingué. Et comme si ce démasquage brutal n’était pas assez douloureux pour un pays qui tient d’autant plus viscéralement à sa droite et à sa gauche qu’il n’en a jamais eu, il enfonce le clou en repérant – dans une sociologie des élites qui n’a pas vraiment changé depuis Micu Klein – l’origine infrastructurelle exacte de cette idéologie :
« Au début du XIXe siècle, cette élite intellectuelle roturière présente les traits d’une couche sociale intermédiaire entre le pouvoir impérial et/ou féodal et la paysannerie, véritable embryon d’une classe moyenne ethnico-nationale en des pays où l’artisanat et la bourgeoisie sont soit absents soit réduits et allogènes.
D’où une telle couche sociale, une société de clercs, peut-elle tirer ses moyens de subsistance? Des prébendes de l’État bien évidemment. Et, pour cela, que lui faut-il ? une existence politique ! » (p.109, c’est moi qui souligne)

Parisien cosmopolite, grand voyageur qui devait, pour sa retraite, retrouver nostalgiquement le Bucarest de ses débuts danubiens trente ans plus tôt, et qui, pendant ses années d’interdiction de Roumanie, a beaucoup coqueté avec Budapest, Claude Karnoouh est comme moi un fils adoptif de la Transylvanie. Subtilement rééduqué – tant en roumain transylvain qu’en hongrois local – par cette province indécrottablement polyglotte, héritière inconsolable de l’Etat féodal le plus durable de la région, par sa paysannerie installée dans un mépris tranquille de l’histoire, par ces continuateurs inconscients (ou peut-être pas ?) de l’esprit baroque qu’étaient les pflasteristes de Cluj et par ces « femmes de Transylvanie » que devait plus tard chanter l’aradois Zsolt Karácsonyi, Claude Karnoouh était donc paradoxalement préparé par ses origines adoptives à ne pas faire grand cas de ces simplifications unificatrices du nationalisme, dont la production en série constitue depuis bientôt deux siècles l’objet d’activité principal des usines folkloristes, ethnologiques et dialectologiques de Budapest et de Bucarest.
Si l’éternité est née au village, alors l’éternité (pour Karnoouh : l’archaïque) est avant tout locale, familiale, tribale, et – si c’est d’Europe danubienne qu’il est question – syncrétiquement païenne et chrétienne. Elle raisonne par proximité, étant, pour employer un mot que le jeune et brillant Valentin Trifescu a récemment eu le mérite d’acclimater en roumain, essentiellement campaniliste. Mais, une fois qu’on l’a soulagé des cocardes dont l’affublait l’Aufklärer herderien, encore faut-il libérer aussi le sauvage des séquelles de son objectivation orientaliste, du folklore au sens français, et extraire son campanilisme de la gangue de l’esprit de cloché : si le sens de sa geste n’est généralement pas celui que voulaient lui assigner les catholiques néologiques (contre-réformés ou uniates) et les orthodoxes réorientalisés des élites nationalistes transylvaines, le paysan traditionnel n’est pas pour autant étranger à la transcendance ; mais cette transcendance est celle d’un quotidien perméable au divin, qui n’a donc généralement pas besoin – comme l’homme moderne – de spectaculariser ses rituels pour en percevoir le sens – dont les rituels doivent même essentiellement leur essence rituelle au fait qu’ils ne comptent que des participants (initiés ou destinés à l’être), et qu’aucun des célébrants n’a donc l’occasion de poser en acteur devant des spectateurs (touristes, ethnologues, politiciens de passage : Karnoouh, profanateur des dignités factices, est là pour nous rappeler l’identité structurelle de ces divers rôles sociaux) :
« Or, il est impossible d’assimiler la théâtralisation des rites à une sorte de digest de la Weltanschauung paysanne à l’usage de spectateurs étrangers au topos communautaire, car la volonté qui élabore cette monstration utilise les moyens stylistiques et la rhétorique de la tradition savante du théâtre, de la danse, voire du drame lyrique. » (p. 166)

Découvrant sur le tard, en traduction roumaine, cette œuvre majeure de Maître Karnoouh, j’ai eu la stupéfaction d’y trouver, incidemment couchées sur le papier au détour d’une réflexion philosophique à l’époque où j’en étais encore à découvrir, sous les espèces de M. Dinescu vociférant en noir et blanc dans le téléviseur familial, l’existence du peuple roumain « quelque-part derrière le rideau de fer », mes propres conclusions, les conclusions de ces dix dernières années, consacrées à l’étude de la danse traditionnelle et folklorique en Transylvanie.
Aux noces paysannes transylvaines, sources d’une bonne partie du répertoire de Chantons la Roumanie et de ses sous-produits ultérieurs, tous les individus en âge de danser dansent, c’est une question d’étiquette, de respect à manifester à l’égard de ses hôtes ; fournie par l’orchestre tsigane le plus proche, la musique est toujours celle du village, et les autochtones dansent sur cette musique des pas locaux (que le folklorisme – sous l’influence du schéma conceptuel de la danse chorégraphiée – lui attribuera plus tard en propre, essentiellement), mais les « étrangers » (d’autres ruraux, généralement de villages voisins, arrivés là à la faveur de l’exogamie) doivent aussi danser, et dansent donc tranquillement leurs propres pas, accompagnés de leurs propres figures, en s’adaptant (facilement, compte tenu de la relative uniformité des schémas rythmiques) à la musique locale. La danse est presque toujours pratiquée sous forme de suites, l’expression « une danse » faisant en réalité référence à la série codifiée de 3 à 8 danses (en fonction des villages) qu’un même danseur devra danser avec sa cavalière une fois qu’il l’a invitée à danser : en général, la suite commence par une danse de garçon – seul moment stricto sensu spectaculaire du rituel – au terme de laquelle les couples se forment, pour aussitôt se lancer dans une danse lente propice à la chanson (de-a lungu, cigánytánc, akasztós), suivie de danses plus rythmées et plus riches en figures (învertita, bătuta, csárdás, szökős…), dont la série culmine presque toujours dans une danse rapide (cel iute, des, szapora, friss), dans lesquelles réapparaissent souvent, à titre d’ornement final, les figures masculines. L’immense majorité des types de danse documentés chez les danseurs vernaculaires est relativement pauvre en figures (en moyenne une demi-douzaine), et tout laisse penser que le répertoire des figures, à l’intérieur d’une seule et même communauté villageoise, donnait lieu à une grande variation individuelle, chaque danseur sélectionnant, au cours d’un processus d’apprentissage par la pratique, celles qui lui vont le mieux, en fonction de sa constitution et de son caractère.
On retrouve donc des traits culturels définitoires des couches possédantes (petits propriétaires fonciers) de la paysannerie européenne : la tolérance et l’inclusion chrétiennes (tous doivent danser, mais chacun peut danser à sa guise, à condition de ne pas perturber le rythme général), l’individualisme familial (on danse préférablement avec sa future, sa femme, sa belle-sœur etc., très souvent en reproduisant des figures apprises de son père et de son grand-père, avec une curiosité teintée de méfiance pour les trouvailles d’autres familles). Mais aussi d’autres, plus anciens, païens, hérités de rites orgiaques : exclamations rimées poussées en chœur par les femmes pour accompagner les danses de garçon, elles-mêmes inspirées d’anciennes danses guerrières, soulèvement indécent des jupes féminines sous l’effet de la force centrifuge créée par les virevoltes, etc..
Puisant à pleines mains dans cet opulent répertoire vernaculaire, le folklorisme – et notamment le revival folk connu dans le monde hongrois sous le nom de mouvement táncház (récemment « labellisé » par l’UNESCO) – l’ont réinterprété et recréé conformément à l’habitus (urbain, industriel et nationaliste) de ses promoteurs, sous le signe de l’identité et du spectacle. En dépit de tous les effets de continuum géographique observables, un type de danse donné, une fois convenablement documenté dans un village V, est promu au rang de « danse de V » ; le processus d’apprentissage inversant le rapport numérique traditionnel entre initiés et non-initiés (au village, quelques jeunes apprenaient pendant les noces, en observant un grand nombre d’adultes – dans le revival, un couple d’enseignants transmet une danse à un groupe pouvant aller jusqu’à la centaine), la transmission collective et mécanique de cette danse lui confère une uniformité jadis inconnue ; au lieu de se laisser inspirer par la musique, les danseurs (qu’ils aient été cooptés pour la scène ou non) tendant à reproduire « de tête » des séries chorégraphiques figées. Et comme, dans la plupart des cas, les néo-danseurs ne sont pas issus du village d’où provient la danse qu’ils apprennent, ils ne développent par rapport à ce village – dont ils perpétuent pourtant une tradition singulière – qu’une identification générique, passant par le filtre de la « nation » commune (hongroise en l’occurrence) ; du coup, danser les pas « du » village V sur la musique du village W semble déplacé, et l’idéologie du mouvement valorise l’aptitude – assez peu documentée chez les danseurs vernaculaires – à apprendre « fidèlement » « plusieurs » danses, c’est-à-dire les danses « de » plusieurs villages.
Cette exigence rejoint tout naturellement un des critères esthétiques du folklore-spectacle : tandis que les paysans, sans arrêt requinqués par de nouvelles doses de cochonnailles et de gnôle, ne se lassent qu’au bout de deux, parfois trois jours de danser « la même » danse (la seule qu’ils connaissent), les salariés urbains, somnolents après leur journée de travail chronométrée, une fois assis, risquent assez vite de s’endormir dans la salle de spectacle ou devant leur téléviseur, si un même numéro se répète. On entre ainsi dans l’espace de la curiosité, où le crédo nationaliste, paradoxalement, épouse – au stade de la reproduction commerciale – la structure taxinomique des collections érudites pour « célébrer la diversité » de ce qu’il a préalablement – au stade de l’étude et de la conservation – piétiné au nom du mythe de l’ontogénèse nationale unique.
« La cueillette muséographique d’une part et l’exposition de l’autre rééditent cette union de la science et de l’esthétique déjà rencontrée dans la « poésie populaire ». Aux savants la tâche de construire des séries comparatives toujours étrangères aux cat é go ries indigènes, aux esthètes-muséographes (souvent la même personne) celle de présenter une sélection d’objets qui tend à abolir cette multiplicité du semblable pour lui faire acquérir des qualités qui n’étaient auparavant réservées qu’aux trouvailles archéologiques et aux œuvres plastiques conçues à cet effet. Il est là une sorte de confirmation a contrario de la valeur de l’aura de l’objet rural. Car, pour ce qui concerne le populaire, la constitution de séries construites sur des analogies formelles vise à détruire tout ce qui permet une intelligence de la clôture spatiale de tel ou tel objet tandis que la mise en scène muséographique de quelques objets sélectionnés pour la virtuosité de leur exécution tend à annihiler la représentation de la multiplication infinie des objets au profit de l’unicité de l’objet d’art. » (p. 159)
« Transplantée » en ville, chaque danse ne survit que dans sa variante la plus riche en figures, et les danses (notamment lentes) structurellement peu propices à l’accumulation des figures tendent à disparaître du répertoire personnel des néo-danseurs, pour ne survivre (provisoirement) que dans le cadre de chorégraphies pour la scène. Au terme (jamais atteint) du mouvement de reconquista folk dans la société hongroise (et, subséquemment, d’acculturation du répertoire paysan par l’habitus industriel massifié), c’est la danse de couple elle-même qui semble menacée d’extinction (comme dans les boites de nuit disco et techno), phagocytée d’une part par la danse de garçon (support idéal pour les valeurs de sport-compétition et d’individualité spectaculaire de la modernité), d’autre part par les danses collectives de type balkanique, vernaculairement attestées en monde magyarophone presque uniquement dans les marches moldaves (pays Csángó), mais que le protochronisme more ungarico revendique comme élément de la « culture originelle » des hongrois nomades…

Et là aussi, pendant que les narodniks, une fois le grand œuvre de la muséification parachevé, s’enlisent dans les sables mouvants d’une esthétique qui – une fois occulté le sens originel, rituel et fonctionnel de ces danses – ne peut que mimer pitoyablement les catégories des canons artistiques bourgeois (en l’occurrence, du ballet), les rares européanistes égarés dans ce phalanstère en bottes de cuir – et parfois superficiellement frottés de marxisme – passent le même minerai frelaté à la moulinette de l’Ecole de Prague : au lieu des « jugements de valeur » préscientifiques de la vieille école romantique, eux mettent à jour des « structures » formelles d’autant plus universelles qu’elles sont (comme les figures acrobatiques, fondamentalement sportives, du ballet bourgeois) vides de sens.


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Reste donc à souhaiter qu’après avoir blessé pas mal d’occidentaux dans leur bonne conscience crypto-coloniale et énervé plus d’un nationaliste roumain dérangé par cette science critique dans sa récitation béate des mantras protochroniques, cet ouvrage apparaisse aussi, le plus vite possible, en hongrois, pour donner au réveil ethnique hongrois – que l’auteur, là encore, s’est récemment refusé à bombarder en piqué à l’unisson d’une presse occidentale trop unanime pour être sincère – l’occasion d’affiner un peu ses théories souvent bien lourdes de naïvetés romantiques. Je souhaite à l’auteur autant d’ennemis grossmagyars que de détracteurs roumains et français, et espère échapper moi-même d’ici là aux tentatives d’assassinat, pour pouvoir signer la préface de la traduction hongroise.