mardi 20 décembre 2011

Regard sur l’Ouest : pourquoi et comment vous ne saurez jamais ce qui se passe à l’Est



Parmi les illusions du nouvel optimisme « indignado », on trouve la croyance, largement renforcée par le marketing de vedettes des média alternatifs (comme Alex Jones ou Max Keiser), selon laquelle – un peu comme la diffusion des réseaux sociaux devait naturellement propager la démocratie dans le monde arabe – la « guerre de l’information » (pour reprendre une expression chère à Alex Jones) serait gagnée d’avance, du simple fait d’un déplacement massif et inéluctable du centre de gravité de l’attention publique, fuyant la presse et la télévision classiques, prises en flagrant délit de manipulation, en faveur de la blogosphère, du podcast et de l’information audiovisuelle basée sur Internet (comme le Keiser Report, dont l’audience dépasse probablement celle de son « hébergement principal » Russia Today).
Certains principes généraux d’analyse sociale – récemment confirmés par des expériences personnelles on ne peut plus concrètes – m’amènent à douter de ce nouveau « grand soir » sur plateau d’argent. La transition technologique évoquée (de l’audiovisuel hertzien et de la presse classique vers Internet et les contenus électroniques) est certes inéluctable, pour des raisons économiques et technologiques ; certes, le black-out médiatique grossier qui a récemment entouré le mouvement Occupy aux USA, en rendant particulièrement patente la complicité des médias mainstream avec l’oligarchie politico-financière, a pu précipiter le mouvement, mais il ne l’a pas créé, et même cet effet d’accélération peut difficilement être comparé à celui dû à la crise économique et à l’épuisement des ressources : le recul des médias de la « galaxie Gutenberg » est aujourd’hui lié à une transition générationnelle, observable même dans des pays relativement pauvres et à peu près dénués d’opinion publique contestataire, comme la Roumanie, où la majorité des titres de la presse classique ont disparu sous mes yeux au cours des cinq dernières années.
Et le plus préoccupant : non seulement la dissidence n’a pas créé la blogosphère, mais je vois de moins en moins de raisons de penser que la blogosphère devrait naturellement renforcer la dissidence. Pour le croire, il faut gravement méconnaître la sociologie des élites occidentales (et satellitaires), et notamment le fait que la blogosphère représente depuis longtemps un vivier – lieu de formation et de recrutement – pour les médias oligarchiques. Dans l’atmosphère raréfiée d’un marché du travail intellectuel clairement dominé par la demande (chômage universitaire frappant la génération de l’inflexion démographique, concentration et automatisation des industries médiatiques, etc.), plus besoin d’accorder des subsides plus ou moins discrets ou des emplois journalistiques en CDI (ni même en CDD) pour susciter un habitus parfaitement grégaire de propagation de la pensée correcte : faire miroiter, laisser à terme une chance d’embauche, de subvention ou de publication suffit largement.


Le début d’une grande amitié

Je parle d’expérience : conscient depuis belle lurette (de façon déclarée depuis septembre 2010, cf. http://korkorezhau.blogspot.com/2010/09/absurdistan-note-0-le-farmville-des.html, début de l’article) de l’inutilité de toute démarche auprès de la presse francophone mainstream pour diffuser les résultats de mon expertise régionale sur l’Europe Carpatique, j’ai par la suite exploré la blogosphère, où mon attention a été attirée par la revue électronique Regard sur l’Est (http://www.regard-est.com/home/equipe.php), animée par des universitaires français, lesquels, depuis 1996, à en croire leurs déclarations d’autopromotion, « donn[ent] à voir [sur l’ancien bloc socialiste au sens large] une actualité décalée ou apport[e]nt un éclairage différent que [sic : le solécisme est d’origine] celui des médias grand public ».
Comment rêver meilleur support pour mes observations hautement « décalées » et « différentes » sur la situation politique actuelle en Hongrie, et notamment pour les résultats intéressants d’une comparaison dynamique et sans tabou entre les évolutions hongroises et roumaines, des deux côtés (également bien connus de moi) de la frontière de 1918 ?
Et en effet, mon mail de candidature (assorti d’un CV, et mentionnant mes collaborations passées avec divers titres de la presse classique et électronique de Roumanie) a assez vite reçu une réponse positive des « rédacteurs en chef » de Regard sur l’Est, Céline Bayou et Eric Le Bourhis, spécialistes des pays baltes. Ce détail aurait probablement suffit à mettre en alerte mes aînés en anti-impérialisme, rompus à la guerre de tranchée avec les ectoplasmes parlants du bien-penser atlantiste, étant donné que les pays baltes – pour des raisons tenant à leur histoire, certes tragique – sont actuellement, au sein de l’UE, à l’avant-garde de la fascisation néolibérale, constituant un petit paradis politique pour anciens Waffen-SS adoubés par l’OTAN au nom de la sainte russophobie (je renvoie entre autres aux déclarations récentes du président estonien Hendrik Ilves qualifiant le russe parlé par sa minorité russophone (la plus grande communauté apatride sur le sol de l’UE) de « langue d’occupation » (http://english.ruvr.ru/2011/12/14/62229603.html)).
Par ailleurs, le fait même que le « comité de rédaction » d’une revue intitulée Regard sur l’Est ne comprenne aucun spécialiste de la Russie en dit assez long sur l’optique du projet…


Correspondance avec un censeur

Céline Bayou et Eric Le Bourhis m’ont « redirigé » vers l’un des responsables de la rubrique « PECO », Sébastien Gobert.
Là encore, le type de découpage zonal adopté dans le cadre du « Comité de rédaction » aurait dû – pour le moins d’un point de vue technique – m’inciter au pessimisme : excellent exemplaire de la novlangue qui sert de cache-sexe à l’inculture géoculturelle crasse des milieux diplomatiques français, le pseudo-concept de « PECO » est en réalité purement négatif, servant d’abréviation à une définition purement incidente des « Etats situés à l’Est du Rideau de Fer de la Guerre Froide, mais n’ayant pas appartenus à l’URSS ». Il s’agit bel et bien d’un fourre-tout, né de l’impréparation des élites francophones au moment des bouleversements de 1989-90, unissant la Hongrie issue du « socialisme goulasch » réformiste de l’après-1956 à d’anciens états typiquement staliniens comme la Pologne, dans un fatras culturel totalisant deux familles de langues (ouralienne et indoeuropéenne), une demi-douzaines de langues littéraires/nationales et un grand nombre de langues minoritaires pas toujours apparentées à ces dernières (comme le romani, l’allemand et le yiddish). Entre Roumanie (incluse dans la zone balkanique) et la petite Hongrie PECOisée, ce découpage assigne arbitrairement la Transylvanie (au sens large, comprenant le Banat) à une zone dont la rapproche un siècle d’histoire (le dernier, depuis le traité de Trianon), mais dont l’éloigne le quasi-millénaire écoulé avant ce même traité. Enfin, cette même logique simpliste, consistant à hypostasier des frontières dont le tracé est pourtant fort récent, amène à exclure du champ de l’observation les parties de cette zone jadis intégrées à l’URSS (dont la Subcarpatie, historiquement hongroise, dont a hérité l’Ukraine), de même que la Moldavie, culturellement roumaine, pour les mêmes raisons, ne relève nominalement pas des « Balkans », mais de… bien malin qui le devinera en scrutant l’organigramme rédactionnel de Regard sur l’Est ! Peut-être de l’Ukraine (alors qu’en Moldavie, les Ukrainiens sont minoritaires même au sein de la minorité slavophone !) ?
Et, de fait, les données biographiques (disponibles en ligne) portant sur ledit Sébastien Gobert, qui se déclare, outre le français et l’anglais, locuteur de l’allemand et du polonais, font apparaître qu’il ne dispose d’aucune compétence particulière pour juger de la qualité de contributions portant sur la Hongrie actuelle, et encore moins en ce qui concerne la Transylvanie, la Roumanie et la Moldavie.
J’ai néanmoins assez vite soumis à Sébastien Gobert un article sur les politiques originales d’octroi de passeports actuellement appliquées par les gouvernements Orbán et Băsescu (intitulé « la foire aux passeports », entre temps publié ici-même : http://korkorezhau.blogspot.com/2011/12/carpates-2011-la-foire-aux-passeports.html). Ce dernier, sans exprimer la moindre réserve quant à sa compétence technique face à l’article soumis (alors même que notre correspondance ultérieure fait clairement apparaître que l’expression « Pays Sicule » le laissait perplexe…), l’a d’abord accueilli avec un indéniable enthousiasme, le déclarant « très intéressant, bien structuré et touch[ant] à des questions essentielles » – tout en prenant néanmoins la précaution de m’adresser, jointes au même mail, « quelques questions de forme, ainsi que quelques demandes de d'éclaircissement ».
Il s’agissait en réalité d’une version substantiellement modifiée de mon article, le premier d’une longue série de corrections et contre-corrections inspirées par les principes mouvants et parfois contradictoires du « rédacteur » Sébastien Gobert, du haut de ses vingt-six ans et de ses trois ans d’expérience dans le « journalisme indépendant » (comme correspondant coopté de titres de la presse paradiplomatique francophone des « PECO », comme Le Journal Francophone de Budapest et Les Echos de Pologne, qui doivent totaliser presque autant de lecteurs que mon blog.
Les modifications étaient pour la plupart apparentes et justifiées par des remarques marginales, qui souvent ne faisaient pas vraiment honneur à la culture générale du correcteur, mais restaient méthodologiquement acceptables ; en revanche, aucune justification n’accompagnait la suppression de l’incise suivante, concernant le Parti Socialiste Hongrois (MSZP) récemment vaincu par le FIDESZ de Viktor Orbán ; pour expliquer sa défaite, d’une ampleur sans précédent dans l’histoire démocratique hongroise, j’affirme en effet que ledit MSZP
« comme la plupart des partis nominalement socio-démocrates issus des anciennes nomenclatures des régimes à parti unique d’Europe Centrale, appliquait avec férocité les recettes néolibérales de gestion de la crise – avec leur résultat désormais bien connu : détresse sociale et aggravation du mal. »
En réponse à mes manifestations de perplexité devant ce début de censure implicite, Sébastien Gobert répond fort diplomatiquement (email du 4 décembre 2011) :
« La suppression des deux passages que vous mentionnez relève d'un effort de simplification de la lecture: j'ai juste considéré que ces incises divertissaient le lecteur du corps de votre propos. »
Je laisse aux lecteurs de mon blog, et donc de l’article en question, le soin de juger dans quelle mesure l’incise reproduite ci-dessus « divertissait le lecteur du corps de mon propos ».
Or, dans la dernière en date de ces « corrections », expédiée le 9 décembre dernier, cette incise est finalement tolérée sous forme de note de bas d’article, mais c’est toute mon introduction consacrée à la distorsion de l’image du FIDESZ en Occident (reproduite ci-dessous) qui disparaît :
« Viktor Orbán, premier ministre en Hongrie depuis mai 2010, est surtout connu à l’Ouest du fait de campagnes polémiques lancées contre son gouvernement par de grands groupes de presse occidentaux, notamment à cause de ses initiatives (pourtant imitées aujourd’hui au plus haut niveau de l’UE) en vue de mettre à contribution le monde de la finance pour contrer les effets de la crise économique. Souvent exagérés par amalgame avec les aberrations xénophobes de l’extrême-droite hongroise (représentée au Parlement, mais non dans le gouvernement Orbán), les tendances autoritaires du régime Orbán sont indéniables, mais surmédiatisées au détriment d’autres évolutions comparables de pays de la région – notamment en Roumanie, où Train Băsescu, président de la république depuis 2004, (réélu en 2009), surtout depuis la rupture de son parti PDL avec les libéraux du PNL, présidentialise à vue d’œil le système politique, contrôle directement ou indirectement au moins 80% des médias nationaux et menace régulièrement l’indépendance (toute relative) des médias « dissidents ». »
– « simplifiée » sous la forme d’un « chapeau » qui ne contient plus la moindre allusion au monde de la finance :
« Parés d’images assez divergentes dans la presse occidentale, l’homme fort de Bucarest, Traian Băsescu, et le nouveau premier ministre hongrois, Viktor Orbán ont néanmoins un point commun peu ou mal connu à l’Ouest: une politique de grandeur nationale à travers la délivrance facilitée de passeports à des individus non-résidents. »
(Noter au passage l’usage éminemment approprié et élégant du terme « individu » pour désigner potentiellement plusieurs millions de membres de minorités ethniques transfrontalières des deux peuples ! C’est aussi ça, Regard sur l’Est : une véritable plus-value rédactionnelle pour vos articles !)

Dès lors, la situation est devenue assez claire : d’abord séduit par mon article, qu’il a, du fait de sa profonde méconnaissance de la région et de ses talents herméneutiques très moyens, interprété comme une nième charge droit-de-l’hommiste contre le méchant « fasciste hongrois » (mais l’expression n’est-elle pas redondante ?) Viktor Orbán, entre le 3 et le 9 décembre, le « rédacteur » Sébastien Gobert, assez vite dépassé par la tâche consistant à répondre à mes récriminations, consulte sa hiérarchie, laquelle lui conseille vraisemblablement de « pousser à la rupture », en introduisant des coupes encore plus massives dans les parties dérangeantes de mon propos (voire en suggérant elle-même ces coupes).
Cette dernière version contenait en effet même des « corrections » non-apparentes (que seule la comparaison des versions successives permettait de repérer), certaines affectant le sens de l’article. En réponse à mes vertes protestations, à l’occasion desquelles je joue cartes sur table :
« L'un des buts actuels de mon activité de publiciste dans la région étant de contrecarrer l'intoxication médiatique entourant à l'Ouest les actions du gouvernement hongrois, je ne peux pas transiger sur les paragraphes introductifs, d'ailleurs essentiels à la mise en perspective du propos (l'une des raisons du relatif silence qui entoure à l'Ouest la "foire aux passeports" que je décris, c'est qu'on se garde bien de comparer la Hongrie à la Roumanie, étant donné que la plupart des déficits démocratiques que la presse Murdoch reproche au Fidesz affectent aussi la Roumanie de Basescu, "élève modèle" du FMI dont personne ne parle...). »
le censeur Sébastien Gobert rend, le 11 décembre, son verdict :
« Merci de votre retour et de vos commentaires. Après consultation avec mes collègues, nous sommes néanmoins arrivés à la décision de ne pas utiliser votre article pour notre prochain dossier. Nous n'avons assez clairement pas réussi à trouver une langue de travail commune (sources, notes, longueur) et votre version revue et corrigée excède encore de loin nos exigences de taille. Comme je vous l'avais déjà indiqué, votre texte est très intéressant, mais un autre support que notre revue serait sûrement mieux approprié pour sa diffusion. »
Je ne peux proposer de meilleur commentaire de cette sentence que la réponse adressée le jour même à son auteur :
« votre revue est naturellement libre d'accepter et de refuser à son gré les textes qu'on lui soumet. Cependant:
1) vos justifications manquent de crédibilité: le sur-dimensionnement du texte (qui restait remédiable) est largement dû à vos demandes d'éclaircissement (pour certaines superflues et relevant de la culture générale: "où se trouve le Pays Sicule?"), de même que l'abondance des notes, auxquelles j'ai eu recours sur vos propres conseils; quant à la question des sources, elle revient en l'occurrence plus ou moins à reprocher aux dialectologues de ne pas avoir consulté les dictionnaires des parlers vernaculaires qu'ils sont les premiers à décrire.
J'en suis donc réduit aux conjonctures concernant les raisons effectives de votre décision de non-publication; or
2) à comparer les versions annotées que vous m'avez successivement renvoyées, on est nécessairement frappé par votre insistance (dénuée de toute justification argumentée) à faire disparaître le passage introductif ayant trait au déchiffrage de la campagne médiatique orchestrée par le monde de la finance occidentale contre le gouvernement hongrois actuel. J'aurais probablement respecté un refus explicite et argumenté (ne manquant pas par ailleurs de tribunes d'expression francophones, notamment à la Pensée Libre, dont je suis co-rédacteur), même appuyé sur des considérations pragmatiques (ne pas s'aliéner un sponsor, etc.), étant donné que nul n'est tenu à l'héroïsme. Mais en refusant le débat, vous vous rendez complices du black-out. Je ne conteste pas votre décision, mais, n'étant pour ma part pas adepte de l'auto-censure, je ne vous garantis aucune confidentialité concernant ladite décision, ni bien sûr l'interprétation que (faute de mieux) j'en propose. »

Codestinataires du mail cité ci-dessus, auquel Sébastien Gobert n’a jamais répondu, Céline Bayou et Eric Le Bourhis n’ont pas davantage daigné répondre au mail que je leur ai personnellement adressé le lendemain.
On reconnaît ici plusieurs traits caractéristiques de la censure oligarchique :
*son allure « technocratique », évitant systématiquement le débat de fond pour justifier toutes ses décisions par des critères politiquement neutres, en l’occurrence de technique rédactionnelle, quitte à se contredire explicitement (la dernière version d’un article dont le premier jet était « bien structuré » devient curieusement inappropriée au « support » qu’est Regard sur l’Est) et à faire abstraction de beaucoup de valeurs conventionnelles du monde académique : en l’occurrence, le mauvais élève appelé à soigner son style est un normalien agrégé des lettres de 36 ans, tandis que son censeur, de 10 ans son cadet, ne semble pas avoir tiré grand profit de sa fréquentation de l’hypokhâgne du Lycée Claude Monet… Le Nouvel Ordre Mondial a beau être plus performant que la vieille URSS immobiliste, il partage beaucoup de ses principes, dont celui de la sélection négative.
*sa foi inébranlable en l’impunité des censeurs, qui explique la tactique du silence radio face à toute contradiction explicite : inutile de répondre aux critiques et aux protestations, le tout est d’écarter leur auteur de tout canal médiatique ; les rares lecteurs qu’il pourra rendre témoins de ces propos tenus dans le désert reconnaîtront facilement en lui un « théoricien de la conspiration », c'est-à-dire un paranoïaque, et donc très certainement un nazi. A Regard sur l’Est, c’est Nuremberg tous les jours !


Comment l’oligarchie recrute-t-elle ses censeurs ?

A en croire Eric Le Bourhis (je cite un mail du 11 septembre 2011), à Regard sur l’Est, « les auteurs des articles ne sont pas rémunérés -ni la rédaction d'ailleurs- car nous sommes tous bénévoles » (admirons au passage la logique indéniable du propos, sans doute influencée par le style des gestes lithuaniennes médiévales !).
Et, à vrai dire, rien n’empêche de le croire. En effet, nul besoin de sponsoriser ou de corrompre : compte tenu des structures universitaires reliant actuellement la France à l’Europe orientale, le simple fait que quelqu’un atteigne un niveau même moyen dans la connaissance d’une langue ou d’une société de cette partie du monde implique déjà en soi une forte probabilité d’adhésion aux dogmes atlantistes et néolibéraux du gauchisme moraliste.
Pourquoi ? Reprenons pour illustrer ce propos le bel exemplaire que le hasard nous a livré : avant d’obtenir son master de sciences po’ à Lille et/ou Strasbourg en cotutelle avec l’Université de Wroclaw, Sébastien Gobert est passé par au moins deux filtres importants du réseau globaliste en Europe Centrale : la Central Europe University de Georges Soros, où il a suivi une formation en « nationalism studies » (probablement une sorte de jumeau négatif des « culture studies »…) et « l’Université d’Hiver » de Mitrovica, au Kosovo/Serbie sous occupation militaire atlantiste, où il a suivi une formation de deux semaines en « Diplomacy and Communication » (un intitulé qui se passe, je crois, de commentaires).
Là encore, rien de secret, aucun air de « conspiration » : toutes ces informations sont publiquement disponibles sur la page Facebook de Sébastien Gobert (http://www.facebook.com/profile.php?id=100000749671824&ref=ts), qui n’a effectivement aucune raison de s’en cacher, étant donné que l’énorme majorité des internautes n’associe pas spontanément ces honorables institutions académiques avec leur véritable organisation de tutelle…
Né en 1985 et éduqué dans la France de la loi Fabius-Gayssot, ce même Sébastien Gobert n’a probablement pas conscience du fait qu’en faisant taire des partisans (même fort critiques) du FIDESZ, il exerce la censure : les opinions « extrémistes » ou « qui puent » (pour citer une métaphore récurrente du discours anti-conspiration, typiquement fasciste dans sa structure biologiste) n’ont pas lieu d’être, point barre. Le censeur moderne est très souvent avant tout un excellent auto-censeur – d’où, aussi, son manque de discernement face à « l’ennemi », qu’il a souvent du mal à reconnaître au début, tant son existence est d’emblée niée dans l’univers optimiste construit pour lui par Habermas, Krugman & Co. (à la différence des inquisiteur catholiques, qui souvent étaient de bien meilleurs experts en démoneries que les malheureuses analphabètes qu’ils faisaient brûler...).

Jusqu’à nouvel ordre, ce blog restera donc hélas votre seule source francophone d’information indépendante sur l’Europe Carpatique.

samedi 17 décembre 2011

Carpates 2011 : la foire aux passeports



Parés d’images assez divergentes – pour le meilleur comme pour le pire – dans la presse occidentale, l’homme fort de Bucarest et le nouveau premier ministre hongrois ont néanmoins un point commun peu ou mal connu à l’Ouest : une politique de grandeur nationale qui, tout en créant un potentiel de tensions entre les deux pays, a paradoxalement pour conséquence immédiate de rapprocher stratégiquement les deux leaders, jusqu’à faire d’eux des alliés objectifs.

Viktor Orbán, premier ministre en Hongrie depuis mai 2010, est surtout connu à l’Ouest du fait de campagnes polémiques lancées contre son gouvernement par de grands groupes de presse occidentaux, notamment à cause de ses initiatives (pourtant imitées aujourd’hui au plus haut niveau de l’UE) en vue de mettre à contribution le monde de la finance pour contrer les effets de la crise économique. Souvent exagérés par amalgame avec les aberrations xénophobes de l’extrême-droite hongroise (représentée au Parlement, mais non dans le gouvernement Orbán), les tendances autoritaires du régime Orbán sont indéniables, mais surmédiatisées au détriment d’autres évolutions comparables de pays de la région – notamment en Roumanie, où Train Băsescu, président de la république depuis 2004, (réélu en 2009), surtout depuis la rupture de son parti PDL avec les libéraux du PNL, présidentialise à vue d’œil le système politique, contrôle directement ou indirectement au moins 80% des médias nationaux et menace régulièrement l’indépendance (toute relative) des médias « dissidents ».
En occident, l’image médiatique de Train Băsescu comme président bonhomme et vaguement inefficace (gaffes, alcoolisme, népotisme etc.) est principalement conditionnée par le traitement médiatique superficiel de problèmes internes (pauvreté, corruption, non-accession à l’espace Schengen, etc.), et notamment de ceux qui « se déversent » dans les zones plus aisées de l’espace communautaire (problèmes des migrants tsiganes roumains, notamment en France et en Italie).
Ces constructions médiatiques, fondées sur les besoins de problématiques partisanes internes aux Etats occidentaux, cachent de nombreux aspects importants des régimes en question, notamment en matière de politique extérieure et régionale – domaine dans lequel T. Băsescu, comme on le verra ci-dessous, est loin d’être inefficace, et dans lequel les innovations déstabilisatrices du régime Orbán n’ont pas grand-chose à voir avec la question tsigane ou la liberté de la presse. Elles cachent notamment une politique de grandeur nationale, présente dans le discours électoral des deux stratèges, et dont la mise en œuvre bien avancée – se heurtant à moins de contraintes macroéconomiques que d’autres éléments de leurs programmes – restera probablement une partie essentielle de leur legs historique.

Commençons néanmoins par souligner quelques différences importantes : l’un et l’autre issus de « révolutions oranges », Băsescu et Orbán ont, depuis leurs débuts dans une opposition pro-occidentale aux régimes post-nomenclaturistes des années 1990, beaucoup évolué, en partie dans des directions opposées : tandis que T. Băsescu continue à faire de l’OTAN (pour qui son pays est d’une certaine importance stratégique) et de la russophobie (1) les piliers de sa politique extérieure, Orbán, tout en bouclant une présidence tournante exemplaire de l’UE (2), se tourne de plus en plus vers la Chine, mais aussi la Russie et l’Iran, à la recherche de partenaires susceptibles de le soutenir contre l’hostilité déclarée des régimes atlantistes. Porté au pouvoir par une vague d’indignation populaire contre la corruption et l’inefficacité du régime précédent, dominé par le Parti Socialiste Hongrois (3), il dispose – fait sans précédent dans l’histoire de la Hongrie démocratique – d’une majorité constituante des 2/3 au Parlement, et d’encore deux ans et demi de mandat pour mener à terme son programme. La légère érosion enregistrée depuis le début de 2011 dans la popularité de son parti démocrate-chrétien (FIDESZ) ne peut pas être comparée à l’effondrement de celle du PDL, sorte de « majorité présidentielle » sans réel programme politique créée par T. Băsescu (4), usé par 7 ans de pouvoir et en butte aux attaques d’une opposition déchaînée.

Ce qui, sans qu’on s’en rende réellement compte à l’Ouest, rapproche Băsescu et Orbán, c’est qu’ils appliquent l’un et l’autre, dans leur gestion du problème des populations roumaines et hongroises historiquement implantées au-delà de leurs frontières actuelles (5), la leçon apprise de Helmut Kohl. Discursivement justifiée par les thèmes nationalistes hérités des idéaux de Grande Roumanie et de Grande Hongrie (6), leur politique d’octroi de passeports roumains aux Roumains de République Moldave et de passeports hongrois aux « Hongrois de l’extérieur » (c'est-à-dire principalement à ceux de Roumanie) repose en grande partie sur un calcul politique : capitaliser électoralement sur la « reconnaissance du ventre » dont ont aussi fait preuve les Allemands d’URSS, de Roumanie et d’autres pays communistes et postcommunistes à l’égard de la CDU/CSU, qui avait permis leur migration vers la RFA (puis l’Allemagne unie). Mais, au-delà de l’idéologie et du calcul, les conséquences géopolitiques et culturelles à long terme de ces politiques restent difficiles à prévoir. Quoi qu’il en soit, la discussion de ce problème sera l’occasion d’un réexamen des données, souvent mal connues à l’Ouest, de la situation ethno-politique du Domaine Carpatique.


Panroumanisme en Moldavie

Cette politique est particulièrement problématique dans le cas moldave, où elle constitue le fer de lance d’une politique ouvertement annexionniste, dans la mesure où la République Moldave est un état roumanophone souverain où les Roumains ne peuvent pas être considérés comme une minorité. Compte tenu des nombreuses difficultés de la vie quotidienne en République de Moldavie (7) et de l’appartenance de la Roumanie à l’UE, cette politique – accompagnée par une politique relativement généreuse d’aide à l’implantation (logement, bourses universitaires etc.) en Roumanie – attire mois après mois des milliers de moldaves (8) en Roumanie – même si pour beaucoup, cette émigration n’est qu’un premier sas franchi en direction d’une installation en Europe occidentale (9). En d’autres termes : la Roumanie de T. Băsescu est actuellement l’une des principales portes ouvertes à l’immigration extracommunautaire. Paradoxalement, les leaders occidentaux préoccupés par les questions d’immigration n’en font guère mention, préférant critiquer sans aucune légitimité juridique l’afflux de tsiganes roumains (qui sont tous citoyens communautaires, et pour la plupart citoyens roumains depuis la création de la Roumanie !) (10)

Menaçant aussi à terme le statu quo politique interne de la République de Moldavie, exposée depuis longtemps à de nombreuses ingérences roumaines, la « politique moldave » de T. Băsescu se heurte aux intérêts stratégiques de la Russie, qui sous Poutine s’affirme comme le défenseur naturel des minorités russophones de Moldavie et de Transnistrie, et ne saurait tolérer l’idée d’une annexion qui se traduirait automatiquement par un nouveau déplacement de la frontière stratégique de l’OTAN en direction de ses propres frontières.


Externalisation du corps électoral

Cette politique est néanmoins « tolérée » par l’UE, où elle jouit probablement du soutien tacite du régime Orbán, lequel, en contrepartie, rencontre un minimum d’obstacles administratifs dans sa campagne de naturalisation des Hongrois de Transylvanie (11). Quoique facilitant effectivement l’émigration économique de ces derniers vers la Hongrie, cette « distribution » de passeports ne semble cependant pas devoir pour l’instant déboucher sur un exode massif (tout au plus sur une massification de l’effectif des saisonniers). Du coup, la politique de « responsabilité historique » prônée par Orbán débouche sur une reconfiguration du corps civique hongrois, dont une partie croissante est constituée de détenteurs de doubles citoyenneté (12), souvent sans domicile ni revenus fiscalisés en Hongrie. Cette situation, amplement dénoncée en Hongrie par les adversaires politiques du régime actuel, n’est cependant pas sans équivalent dans la région : le système électoral roumain, notamment, est fortement influencé par les effets du vote consulaire ou par correspondance de nombreux adultes roumains vivant et travaillant de façon quasi-permanente dans d’autres pays de l’UE (principalement Italie, Espagne et France), dont certains détiennent d’ailleurs déjà la citoyenneté (13).
Ce phénomène est aujourd’hui amplement commenté par la presse et l’opinion roumaines, marquées par « le scandale » des récentes élections présidentielles de 2009 : T. Băsescu avait alors dû sa réélection notamment au vote des Roumains de l’étranger, naturellement peu concernés par les décisions de politique fiscale et budgétaire assez impopulaires prises par le gouvernement à majorité PDL d’Emil Boc dans sa gestion de la crise économique, donc plus sensibles à l’argumentaire idéologique « anticommuniste » et grand-roumain du candidat Băsescu.
« Côté hongrois » : mus par la nécessité de fédérer leurs nouveaux électeurs extraterritoriaux, les partis politiques de Hongrie (FIDESZ en tête) se dotent en ce moment de représentations locales en Transylvanie (notamment au Pays Sicule (14)). En parallèle, la diplomatie souterraine du FIDESZ s’efforce de faire apparaître sur la scène politique minoritaire de Roumanie de nouveaux partis hongrois susceptibles de concurrencer le vieux « parti unique » de la minorité hongroise, l’UDMR, dont l’appareil est profondément hostile au régime Orbán, mais le cache plus ou moins du fait de l’énorme popularité de ce dernier dans les masses hongroises de Roumanie, notamment sicules (15).
Tout en représentant une évolution positive vers le pluralisme, ces nouveaux partis risquent fort de devenir une simple raison sociale permettant à des partis de Hongrie (et notamment au FIDESZ) d’agir directement sur la scène politique roumaine. Compte tenu des liens d’amitiés qui le lient personnellement à diverses personnalités de ces mouvements pro-FIDESZ (et notamment à l’évêque László Tőkés), T. Băsescu s’inquiète assez peu du danger qu’ils représentent pour le monopole électoral de l’UDMR, pourtant partenaire de son parti PDL dans la coalition de gouvernement actuelle.


La Transylvanie ghettoïsée

Cette situation, conjuguant ses effets de dispersion du vote hongrois de Roumanie à ceux du système de vote uninominal récemment institué par T. Băsescu, risque, à terme, d’une part de provoquer la disparition de l’UDMR (laquelle serait certes souhaitable dans un monde idéal, en raison de ses tendances hégémoniques et du haut degré de corruption qu’entraîne l’absence de concurrence), mais aussi de créer au sein de la minorité hongroise de Roumanie une profonde divergence d’intérêts entre les Hongrois (principalement sicules) des zones à peuplement hongrois majoritaire et ceux des autres zones (souvent désignés sur place comme « zones de diaspora »), notamment en Transylvanie centrale, renforçant ainsi la tendance à la concentration ethnique zonale (« fuite » de la diaspora vers les zones densément hongroises du Pays Sicule et du Partium) déjà encouragée en sous-main par le régime Ceauşescu.
Au chapitre des dangers, mentionnons aussi celui d’une contagion nationaliste créée en Roumanie par cette « inversion des rôles » survenue entre droite nationaliste et gauche post-nomenclaturiste dans leurs attitudes respectives face au « problème hongrois » : tandis que les partisans de T. Băsescu, maintenus au gouvernement par leur alliance avec l’UDMR (et prêt à collaborer encore plus étroitement avec ses éventuels successeurs en cas d’éclatement du vote hongrois de Roumanie), collaborent tacitement avec le régime Orbán, dans l’opposition « socio-libérale » la « gauche » roumaine récupère stratégiquement (16) les thèmes nationalistes et anti-hongrois hérités du national-communisme de l’ère Ceauşescu. Ce « brouillage des cartes » – s’ajoutant aux frustrations provoquées par la crise économique et à l’épineux problème sicule (17) – pourrait à terme déboucher sur une ré-aggravation des tensions interethniques en Transylvanie, lesquelles, compte tenu de la politique de « porte ouverte » du régime Orbán à l’égard des Hongrois transfrontaliers, pourrait alors provoquer une nouvelle vague de migration des Hongrois transfrontaliers vers « la Hongrie politique » (18).
Dans tous les cas, les évolutions en cours ne peuvent que contribuer à l’intensification de l’acculturation (culturelle, linguistique etc.) de la culture transylvaine-hongroise (marquée par la ruralité, les traditions communautaires et un christianisme vernaculaire à prédominance protestante) par l’identité culturelle néologique (urbaine, nationaliste et néo-catholique) des Hongrois de Hongrie.


Conclusion

Objectivement périmées, les idéologies politiques en circulation dans la zone décrite (aussi bien celle du nationalisme/irrédentisme que celle du statu quo souverainiste) occultent une problématique dont la portée dépasse celle du vieux problème des minorités nationales historiques : l’inadéquation croissante des cadres politiques de l’Etat-nation centralisé à la réalité socio-économique créée par la révolution des transports, la globalisation et la micro-globalisation européenne.
Indépendamment de la couleur politique des régimes en place, en l’absence de structures fédérales internes et transfrontalières efficaces, les structures de l’Etat-nation, particulièrement inadaptées à la réalité anthropologique de la région, continueront à produire leurs effets bien connus d’échanges de population, de ghettoïsation de minorités et d’accroissement des tensions entre ethnies et nations voisines. Un changement de paradigme semble être la seule alternative crédible à une paix viciée pouvant assez vite déboucher sur des situations conflictuelles.

(1) curieusement amalgamée à l’anticommunisme en méconnaissance totale et volontaire du virage poutinien ; cette contradiction est particulièrement sensible en Hongrie, où la manie anti-communiste du nouveau régime (qui prétend ignorer le caractère profondément antimarxiste de l’ancien, évident en dépit de l’adjectif « socialiste » apparaissant dans le sigle « MSZP ») l’a amené à débaptiser la célèbre Place de Moscou, au centre de Budapest – fait d’autant plus paradoxal que Budapest entretient de bien meilleures relations avec Moscou que Bucarest ou Prague…
(2) Presque unanimement reconnue comme telle, en dépit « d’interférences » créées par l’activisme de certains europarlementaires (notamment socialistes et verts) contre certains aspects de la politique intérieure du FIDESZ (aspects que ces mêmes critiques ont néanmoins dénoncés entre autres comme étant « en contradiction » avec sa gestion de la présidence tournante, validant ainsi implicitement l’opinion majoritaire), cf. http://www.europarl.europa.eu/news/fr/pressroom/content/20110701IPR23193/html/Le-Parlement-d%C3%A9bat-du-bilan-de-la-pr%C3%A9sidence-hongroise-avec-le-Premier-ministre
(3) Lequel, comme la plupart des partis nominalement socio-démocrates issus des anciennes nomenclatures des régimes à parti unique d’Europe Centrale, appliquait avec férocité les recettes néolibérales de gestion de la crise – avec leur résultat désormais bien connu : détresse sociale et aggravation du mal.
(4) Tandis que le FIDESZ, avec l’essentiel de son personnel actuel, apparaît dès 1988 sous la forme d’un mouvement de jeunesse contestataire, et n’a toléré que relativement peu d’entrisme en provenance des élites gouvernementales post-nomenclaturistes de l’avant-1998, le PDL n’apparaît en tant que tel qu’en 2007, pendant la troisième année du premier mandat présidentiel de Băsescu ; il est issu du PD, qui est lui-même l’un des produits de l’éclatement en 1992 du Front de Salut National, c’est-à-dire de l’élite nomenclaturiste qui a orchestré le putsch anti-Ceauşescu (mé)connu sous le nom de « Révolution Roumaine de 1989 ».
(5) Pour mémoire : totalisant un million et demi de personnes, la minorité magyarophone de Roumanie (principalement présente en Transylvanie) constitue depuis 1918 la plus nombreuse des minorités nationales européennes en dehors de l’ancien espace soviétique ; il semble en revanche scientifiquement impossible de considérer les roumanophone de République de Moldavie comme une minorité nationale, dans la mesure où, au recensement de 2006, plus de 65% des 4,3 millions de citoyens moldaves déclaraient avoir pour langue maternelle le roumain (que beaucoup choisissent néanmoins d’appeler « moldave », par souci d’indépendance), qui est aussi la seule langue officielle de l’Etat, en dépit de la présence d’une énorme minorité slave (russe et ukrainienne) dépassant le million. Sinon, il faudrait aussi considérer les germanophones d’Autriche ou de Suisse (majoritaires dans leurs Etats respectifs) comme une « minorité nationale » allemande…
(6) Que cependant personne ne songe sérieusement à réaliser sous forme d’expansion territoriale armée, ne serait-ce que parce que les deux pays manquent depuis longtemps d’armées à la mesure de telles tâches et d’une culture de belligérance rendant les conséquences de telles entreprises socialement acceptables au-delà de la rhétorique nationaliste des périodes électorales.
(7) Pauvreté, désorganisation, corruption et autres maux qu’une frange de la population (incluant paradoxalement beaucoup de russophones urbains pro-occidentaux) interprète à tort ou à raison comme une conséquence de la non-intégration du pays dans l’UE.
(8) Qui parlent tous (aussi) roumain et se déclarent tous roumanophones, même si certains sont de facto issus de familles russes, comme leur accent le laisse très facilement supposer (observation personnelle réalisée sur d’assez amples effectifs d’étudiants d’origine moldave pendant mes deux semestres d’enseignement du français à l’Université Babeş-Bolyai de Cluj).
(9) Il n’existe à ma connaissance aucune statistique permettant d’établir la proportion de moldaves parmi les citoyens roumains s’établissant dans d’autres pays de l’UE (étant donné qu’après obtention de la citoyenneté roumaine, leur ethnicité moldave devient, du point de vue des Occidentaux, une caractéristique personnelle, relevant de la vie privée), mais il suffit de savoir que le taux migratoire net de la République de Moldavie est de -25%, que la plupart des migrants roumanophones (qui représentent plus de 60% de la population totale) émigrent d’abord en Roumanie (les slavophones étant aussi attirés par l’espace postsoviétique) pour se faire une idée de l’ordre de grandeur : en aucun cas inférieur à 30% de l’effectif migratoire, soit au moins des dizaines de milliers de personnes depuis la mise en place de cette politique, et potentiellement (à terme) plus de 100 000, auxquelles s’ajoutent les migrants clandestins (résidant officiellement en Roumanie, mais travaillant illégalement à l’Ouest).
(10) La presse occidentale a certes attiré l’attention sur cet « élargissement clandestion de l’UE » (notamment ici : http://www.presseurop.eu/fr/content/article/294881-moldavie-l-elargissement-clandestin), mais en négligeant d’analyser les motivations et les conséquences internes du phénomène en Roumanie même, à savoir d’une part le calcul électoral sous-jacent (Train Băsescu sachant par ailleurs pertinemment qu’il n’a pas les moyens diplomatiques – et encore moins militaires – nécessaires pour faire fi du véto russe contre une éventuelle annexion de la Moldavie), d’autre part la reprise de facto de la politique de roumanisation (initiée par N. Ceauşescu) de zones ethniquement hongroises ou mixtes (et notamment des grandes villes de Transylvanie, zones de relative prospérité économique qui attirent naturellement les migrants).
(11) Concrètement, il s’agit des mesures de « simplification de la procédure de naturalisation » dans le cas des « hongrois de l’extérieur » (catégorie souvent dénoncée comme reposant sur une discrimination ethnique, bien que les critères officiels soient 1) d’avoir des ancêtres ayant détenu la citoyenneté hongroise et 2) la maîtrise de la langue hongroise) ; la procédure concrète n’étant mise en œuvre – au moment où j’écris – que depuis moins d’un an, il est encore difficile de chiffrer ses résultats avec précision ; vivant parmi les hongrois de Transylvanie, j’estime que plus de 40% d’entre eux (et plus de 60% des Sicules) ont obtenu ou demandé, ou vont prochainement demander la double citoyenneté, soit, à terme, au moins un demi-million de personnes (principalement jeunes et urbaines ; chez les jeunes diplômés sicules sans CDI et/ou candidats à une émigration économique, la proportion dépasse probablement les 80%). Remarquons qu’en dépit de protestations de pure forme destinées à contrecarrer la campagne ultranationaliste de l’opposition… socio-libérale, le régime Băsescu, au contraire du gouvernent nationaliste slovaque qui menace de priver les candidats à la citoyenneté hongroise de leur passeport slovaque, n’a rien fait pour dissuader ses citoyens ethniquement roumains d’accepter l’offre de Budapest.
(12) L’effectif des « nouveaux citoyens », qui ont presque tous la majorité électorale, pourrait à terme (en 2013 ?) friser (toutes provenances confondue : Roumanie, Slovaquie, Serbie, Ukraine, Croatie…) le million, soit près de 1/8ième (et quoi qu’il en soit plus de 10%) du corps électoral hongrois de 2006.
(13) Aux dernières élections présidentielles (novembre 2009), le MAE roumain annonçait près de 100 000 votes aux sections consulaires, auxquels il convient d’ajouter le vote par correspondance et celui des roumains résidant à l’étranger mais inscrits sur des listes nationales et présents sur le territoire le jour des élections (très difficile à préciser – voire impossible dans le cas de ceux qui résident officiellement en Roumanie mais passent le plus clair de leur temps en Occident, où ils travaillent illégalement) ; il s’agit donc certainement d’un nombre à six chiffres, qui peut paraître raisonnable au vu de la population roumaine (presque 22 millions d’après le recensement de cette année), mais revêt une importance stratégique, compte tenu du relatif éclatement du vote roumain (fin 2009, T. Băsescu a été réélu avec moins de 70 000 bulletins d’avance sur son rival du PSD), lui-même dû en partie à la diversité ethnique interne du pays, l’énorme majorité des 6% de citoyens ethniquement hongrois votant systématiquement pour le parti hongrois UDMR dans tous les scrutins où il est représenté (y compris au premier tour des présidentielles).
(14) Sur les 41 départements qui constituent (jusqu’à une réforme annoncée comme imminente) la structure administrative de la Roumanie, 16 sont « transylvains » au sens large (incluant le Banat) ; ces 16 départements sont les seuls dans lesquels la proportion ethnique (linguistique) hongroise dépasse le seuil de 1%, et où des candidats de partis hongrois ont par conséquents des chances de victoire au moins à l’échelle municipale. Mais même en Transylvanie, la répartition territoriale de la minorité hongroise (19% de la population transylvaine d’après des chiffres datant de 2002) est très inégale : ils sont majoritaires (et même largement majoritaires, à plus de 70%) dans les deux départements sicules de Hargita et Covasna (situés au centre de la Roumanie actuelle, sans aucune continuité territoriale avec les autres bassins de peuplement hongrois majoritaire de la région), et minoritaires partout ailleurs, mais là encore, de façon non uniforme : plus de 39% dans le département de Mureş, dont l’Est relève historiquement du Pays Sicule (ou plus exactement : des « sièges » de droit sicule dans l’organisation territoriale de la Couronne de Hongrie), plus de 35% et presque 26% dans les département de Satu-Mare et Bihor (frontaliers de la Hongrie actuelle, et constituant ensemble l’unité territoriale historique connue en hongrois sous le nom de Partium), mais moins de 20% partout ailleurs.
(15) Ces affirmations sont le résultat d’observations personnelles réalisées sur place à partir de 2001. Un des moments-clés de cette diplomatie transylvaine informelle des partis nationalistes (hongrois, hongrois de Roumanie et roumains) est, chaque année – mais surtout depuis l’arrivée au pouvoir de V. Orbán – la période des écoles et festivals d’été magyarophones organisés (fin juillet et début août) au Pays Sicule, et notamment le festival musical d’une semaine organisé aux alentours de la station thermale de Tuşnad, dont le temps fort politique est la visite – souvent simultanée – de T. Băsescu, V. Orbán, Béla Markó (président du parti hongrois de Roumanie UDMR de 1993 jusqu’à janvier 2011) et son rival László Tőkés (principale personnalité susceptible de fédérer au sein de la minorité hongroise l’opposition nationaliste au monopole de l’UDMR).
(16) Comprendre : sans grande sincérité en ce qui concerne les élites, mais avec un réel écho dans les couches les plus âgées et les moins éduquées de la population ethniquement roumaine, qui composent une grande partie de l’électorat PSD.
(17) Majoritaires à plus de 80% en moyenne sur le territoire historique des sièges sicules médiévaux (c’est-à-dire, sur la carte administrative roumaine, deux départements transylvains et la moitié d’une troisième), les magyarophones sicules, bien qu’utilisant le hongrois standard comme langue littéraire et scolaires, conservent des dialectes fortement typés, et un profil culturel agraire/communautariste assez différent de celui des Hongrois de Hongrie et de Transylvanie centrale. L’opinion sicule est majoritairement favorable à la reconquête de l’autonomie dont jouissait historiquement leur région au sein de la Couronne de Hongrie. En général, les élites politiques sicules parviennent à faire accepter à leur base l’inclusion de cet objectif dans les négociations de plus large envergures menées entre l’UDMR et les partis roumains, ou plus récemment entre la Hongrie sous gouvernement FIDESZ et ses voisins/cohéritiers des territoires de la Hongrie historique. Mais tout retard ou recul dans ces négociations est susceptible de renforcer chez les Sicules – peuple culturellement fort combatif – la tentation d’une action unilatérale.
(18) Pour employer le nom assez parlant que donnent beaucoup de Hongrois, des deux côtés de la frontière, à l’Etat hongrois dans ses limites post-1918.

jeudi 10 novembre 2011

MES DEBUTS DANS LA CONSULTANCE FINANCIERE

Dans l’analyse de la réalité politico-économique contemporaine, l’une de mes principales hypothèses de travail (que divers chiens de garde se hâteront d’associer à des « théories du complot », etc. – avec leur vrai-fausse anti-paranoïa coutumière, qui ne berne heureusement plus que les tous derniers des imbéciles) est que, à force de concentration et de conditionnement, l’expression médiatique du spectacle diffus est devenue cohérente. Classiquement fondée à l’Ouest sur une intoxication « en nuage » jouant sur l’importance quantitative respective des thèmes abordés, la manipulation prend, en ces jours décisifs, des allures compactes, discursives, beaucoup plus rigides : celles d’un bon vieux système de propagande totalitaire dans le spectacle concentré.

Cette hypothèse complète et explicite d’ailleurs une hypothèse historique encore plus fondamentale, développée dans divers articles récents (et notamment : http://lapenseelibre.fr/LaPenseelibreN46.aspx; http://lapenseelibre.fr/LaPense9elibreN49.aspx): celle de la convergence structurelle croissante – devenant patente au XXIe siècle des deux types de société capitaliste attestés (et apparemment opposés) au XXe siècle.

De ce fait, la propagande oligarchique devient paradoxalement fiable, ses contre-vérités étant aujourd’hui aussi transparentes que le newspeak orwellien : au terme de ce processus, la déformation n’affecte plus que les polarités du jugement de valeur, c’est-à-dire, pour les discours portant sur l’avenir, l’affectation des valeurs « redoutable » et « souhaitable » à des représentations factuelles très proches de la réalité.

Et plus on s’éloigne des anciens bastions de la démocratie parlementaire, moins cette propagande s’offre le luxe de la subtilité. Dans un article publié hier, 9 novembre, sur le site du journal électronique hongrois Napi Gazdaság (www.napi.hu), le « journaliste économique » Sándor Komócsin présente les résultats d’une étude (par ailleurs invisible sur Google en anglais) de la société d’analyse du risque Exclusive Analysis, accordant une probabilité de 65% au déclenchement d’une crise bancaire majeure en Europe avant la fin du mois.

Implication directe de notre hypothèse de travail : quand les Cassandres de l’oligarchie présentent comme hautement « probable » la « catastrophe » d’une explosion de l’euro, on peut en conclure sans l’ombre dans doute que, quelle que soit par ailleurs la probabilité réelle dudit événement (peut-être impossible à déterminer dans un tel moment de kairos, au milieu du pullulement des prophéties auto-réalisatrices) :

1) l’explosion de l’euro pénaliserait avant tout l’oligarchie, sans quoi elle ne serait pas présentée comme une « catastrophe » ; en effet, l’explosion en question se solderait probablement – non par l’apocalypse ou je ne sais quelle guerre issue de l’imagination des père fouetteurs médiatiques – mais par un décrochement du « Club Med » et par un renforcement de l’hégémonie allemande dans une Eurozone réduite (ou autour d’un néo-Mark dont la sphère d’influence de facto serait de toute façon la même –la différence entre ces deux scénarios étant donc principalement symbolique et lexicale), sans création d’une Euro-Fed, et donc dans la perspective d’un effondrement contrôlé du système bancaire ;

2) l’oligarchie considère néanmoins cet événement comme peu probable, en l’absence d’un adversaire sérieux disposé à en provoquer la survenance (car si cet adversaire existait, les porte-paroles médiatiques de l’oligarchie se garderaient bien d’un tel aveu de faiblesse).

Cette histoire est d’autant plus facile à déchiffrer qu’elle n’est, mutatis mutandis, que la répétition européenne d’un épisode récent de l’histoire du monde anglo-saxon : l’Europe continentale vit en ce moment ce que je proposerais d’appeler son « moment Paulson » : le moment que l’oligarchie a (plus ou moins librement, plus ou moins soumise à la pression des événements – qu’importe) choisi pour forcer, au moyen d’une panique financière en grande partie induite et contrôlée, la nébuleuse étatique UE à suivre le chemin emprunté en 2008/9 par les administrations Bush et Obama (naturellement imitées par les gouvernements britanniques du moment) : celui d’une pérennisation irréversible du principe « too big to fail », par monétarisation du toxique public d’origine privée. L’enjeu est la transformation de la BCE en un équivalent européen de la Réserve Fédérale américaine, appliquant la même politique de création monétaire illimitée, c’est-à-dire d’imposition indirecte (donc générale) et « invisible » (contournant donc tout contrôle politique national) de l’ensemble des revenus fixes (notamment salariaux) de la zone euro.

Il est vrai que la bataille de l’automne 2011 est plus rude que celle de l’automne 2008 : complexe et asymétrique, l’architecture institutionnelle de l’UE (par ailleurs créatrice d’une vulnérabilité que les faiblesses économiques réelles de la zone euro ne suffiraient pas à expliquer) rend en effet la manipulation de la décision politique européenne bien plus délicate qu’en Amérique. Il est vrai aussi que l’enjeu est, si possible, encore plus énorme : une fois l’euro « sauvé », c’est-à-dire transformé en un jumeau du zombie-dollar et plus ou moins indexé sur l’évolution (c’est-à-dire, en termes de pouvoir d’achat, l’effondrement) de ce dernier, la menace d’une alternative crédible au commerce international en dollars sera écartée pour une durée de 3 à 5 ans : le temps dont la Chine aurait besoin pour (si elle y parvient) réorienter son économie et prendre le relai des USA (si possible – sachant qu’elle ne dispose pas encore d’un outil de type US Army…), ou (mais c’est encore moins probable) le temps pour les BRIC de définir un outil de paiement collectif susceptible de devenir international. Pour l’oligarchie financière occidentale, cela représente de 3 à 5 ans de sursis, en situation d’hégémonie interne absolue (la fenêtre de contre-attaque offert par la crise actuelle à l’opposition de type industrialiste/ souverainiste, notamment en Allemagne et en France, allant bientôt se refermer avec les échéances électorales de 2012), pour se doter des moyens (y compris stratégiques, militaires et policiers) de perpétuer sa domination mondiale.

Néanmoins, grâce au précédent de 2008, le mécanisme est rôdé – à tel point que ses artisans poussent la désinvolture jusqu’au calque lexical : la Facilité Européenne de Stabilité Financière « rime » presque avec son modèle, l’US Emergency Economic Stabilization Fund, dont H. Paulson a été le créateur et le premier directeur ; il est vrai qu’il n’est ici plus question « d’urgence », sans doute parce que l’exemple américain a déjà amplement démontré (et habitué les opinions au fait) que ces mécanismes « d’urgence » ont vocation à se perpétuer et à s’institutionnaliser jusqu’à devenir les véritables rouages centraux de l’économie néo-féodale du capitalisme zombie : d’un capitalisme dans lequel la dette publique et privée ne cesse jamais de croître, dans lequel il est implicitement admis qu’aucune dette n’a vocation à être soldée (mais encore moins annulée !), et où l’industrie financière – qui ne finance plus rien depuis longtemps – s’alimente par ponction sur les masses de création monétaire qu’elle cogère avec l’Etat, équivalent exact d’une dîme médiévale prélevée à même le pouvoir d’achat du peuple, sur un panier des ménages toujours plus dégarni.

L’explosion de l’euro, c’est la balle largement imaginaire du pistolet bien réel que « les marchés » braquent en ce moment même sur la nuque d’Etats complices de leur propre prise en otage. Les seuls états de l’Eurozone qui auraient intérêt à ce que cette explosion se produise (et que la propagande oligarchique présente donc évidemment comme les « principales victimes » de cet éventuel événement) sont les petits pays méditerranéens dénués d’industries transformatrices compétitives à l’export, exportateurs de matières premières (et bien assimilés, comme le tourisme) et de main d’œuvre (économie des mandats) : Grèce, Portugal, Irlande. Compte tenu du poids négligeable du capital grec, portugais et irlandais dans la prise de décision réelle au sein de la zone (et d’ailleurs même dans la prise de décision officielle, pseudo-démocratique – compte tenu de la faiblesse numérique des populations concernées), il est donc évident qu’à moins d’un véritable changement de régime (probablement violent) dans au moins l’un de ces pays (a priori, seule la Grèce entrerait en ligne de compte pour une révolution peu probable au Portugal et impensable en Irlande), personne en Europe ne prendra le risque de l’explosion, ni même de l’exclusion volontaire desdits pays, en dépit des souhaits explicites (cachés ou déformés par les médias mainstream) de leurs populations.

Les mêmes conclusions s’appliquent aux parents pauvres satellites de la zone euro, comme la Roumanie et la Bulgarie (et dans une moindre mesure, la Hongrie), qui conservent la souveraineté fictive de monnaies nationales en état de pegging de facto face à l’euro, et subissent donc au même titre que la Grèce (mais avec des conséquences sociales encore plus dures) la piraterie du FMI et de l’UE, avec la complicité d’élites politiques compradores totalement acquises à la cause des métropoles colonisatrices. Néanmoins, le fait que ces pays n’appartiennent officiellement pas à la zone euro, et la quasi-inexistence d’une opposition réelle dans leurs élites allègent la pression politique et la surveillance dont ils font l’objet, alors même qu’ils subissent les plus dures des conséquences sociales du nouvel ordre européen. Ils pourraient donc bien, à moyen terme, devenir les nouveaux maillons faibles de la construction euro-oligarchique.

L’Allemagne, qui a besoin de la zone euro et de l’UE pour perpétuer sa conquête économique « à la chinoise » du continent, ne peut le « sauver » qu’en acceptant le plan oligarchique de monétisation de la dette, soutenu par les « socialistes » du parti européen PES, principal porte-parole de l’oligarchie sur l’échiquier politique actuel. La seule alternative consisterait pour elle à rejoindre le camp anti-bancaire, option naturellement exclue d’entrée de jeu du fait des solidarités institutionnelles et personnelles entre élite politique allemande et oligarchie financière (notamment à travers la grande banque allemande, à commencer par Deutsche Bank). Ces conclusions sont naturellement applicables à l’entourage géopolitique direct de l’Allemagne, c’est-à-dire à ce qu’on pourrait appeler le « camp allemand » (incluant au premier chef la Finlande, mais aussi l’Autriche, et plus indirectement les Pays-Bas et la Pologne).

Restent donc les économies semi-désindustrialisés de la façade atlantique (France, Espagne, Bénélux) et l’Italie, pays où, du fait de la faiblesse des milieux capitalistes classiques, l’oligarchie financière est restée seule propriétaire du personnel politique – ce qui suffit largement à compenser l’existence, dans ces pays, d’une véritable tendance anti-impérialiste dans l’opinion publique, d’autant plus que l’écran de fumée de la diversion sociétale (« pour ou contre » le voile, le mariage homosexuel, le congé de paternité etc.), dernier rempart de l’illusion droite/gauche, empêchera à priori ce camp (par exemple : les souverainistes de Marine Le Pen et les « anticapitalistes » de Mélanchon en France) de s’unifier en vue des échéances électorales de 2012.

J’ai donc décidé aujourd’hui de faire concurrence à la société Exclusive Analysis sur le marché de l’anticipation – concurrence hautement déloyale, dans la mesure où ma vision de l’avenir européen n’est pas, comme la leur, obligée de tenir compte des objectifs de communication de leurs clients réels – et je prédis que :

1. A moins d’une révolution en Grèce avant les échéances électorales occidentales de 2012 (improbable, c’est-à-dire dont la probabilité est en tout cas inférieure à 50%, quoique peut-être supérieure à 20%), le scénario-catastrophe de survie de la prison-euro jouit d’une probabilité d’au moins 80% dans l’état actuel de désinformation massive des opinions publiques européennes.

2. En cas de révolution, la Grèce, exclue de l’euro, sera politiquement et médiatiquement isolée du reste du monde, tandis que les services secrets occidentaux s’efforceront de saper les efforts de réorganisation de la société grecque et, probablement avec l’aide d’une extrême-droite locale néoconservatrice, de transformer l’expérience en bain de sang, à valeur d’avertissement pour les pays en situation de risque de contagion.

3. Dans les deux cas, les échéances électorales à venir vont porter les expressions nationales du PES au pouvoir dans la majorité des grands pays de l’UE, à commencer par la France et l’Allemagne ; ces gouvernements appliqueront le plan Barroso d’Euro-Fed.

4. Une opposition populaire massive non-gauchiste (post-indignado) à l’oligarchie n’apparaîtra que face à un constat massif d’échec, ou plutôt de trahison, de ces petits Obamas européens, soit, a priori, à partir du printemps 2013.

vendredi 14 octobre 2011

Jesus Jobs : Mort de l’ami imaginaire de quelqu’un d’autre

Statistique inquiétante : au cours des deux derniers mois, au moins deux hommes dont le nom m’était connu sont morts du cancer du pancréas.

L’un était un ami. L’autre pas.

L’un s’appelait Sándor Tretráde, dit Csali. Fils du fondateur du premier orchestre folklorique d’Etat transylvain, il était lui-même musicien, saxophoniste hors pair, excellent clarinettiste, pianiste à ses heures perdues pour mettre du beurre aux épinards et du Chopin bien inutile aux oreilles porcines des nouveaux riches qui infestent l’un des hôtels de luxe de Cluj – et j’en passe, et des plus sonores. Avec sa bouille barbue de levantin judéo-tsigane, ce fils de grec magyarisé était aussi, comme tout bon roumain, un as de la débrouille, et mon pote Albert, que sa formation d’ingénieur auto avait propulsé DJ du Music Pub de la grande époque, garde un très bon souvenir des pizzas que ce grand musicologue y cuisait pour le compte du sculpteur-bistrotier Ernő.

Plus tard, sur le parquet de mon café-concert Aux Anges, Csali était d’abord apparu – à l’initiative éclairée de Laurent « Führer » Boros – comme modeste accompagnateur (à la clarinette) du regretté Bárdi, survivant anachronique de la race éteinte des grands violonistes tsiganes du café austro-hongrois. Séduit, je l’avais rappelé pour un exercice autrement plus ambitieux, dont il s’est tiré avec brio : au saxophone, dans un dialogue-improvisation de presque une heure, il a tenu tête à la lyrique du plus grand des poètes transylvains-hongrois de notre génération, Zsolt Karácsonyi, qui présentait ainsi aux Anges un recueil décisif, A nagy kilometrik. Et quand, quelques mois plus tard, l’impératif catégorique d’une subvention de l’Institut Français pour le Jour de la Mémoire et le manque d’enthousiasme des klezmorim synagogaux de Kloyzenburg pour notre bouge enfumé m’a acculé à la création ab nihilo d’un orchestre klezmer (l’impérissable Midve Stinkl Kapelye), c’est tout naturellement Csali que j’ai chargé du recrutement, et n’ai eu qu’à me féliciter des ses choix (lui-même à la clarinette, Tibi Csoma – aujourd’hui soliste sécuritaire à l’entrée de l’agence Banca Transilvania du début de l’avenue Horea – à la trompette et Marin Laco à l’accordéon) ; en dépit de mon inoubliable prestation vocale (étouffée par la fumée et l’insuffisance pulmonaire en plein milieu d’un Fohr ich mich aroys endiablé), ce premier et dernier concert de Midve Stinkl a fait salle comble.

Par la suite, on s’est encore croisé une ou deux fois ; enfin, fin juillet, depuis le wagon-restaurant de l’express Ady Endre, je l’ai appelé pour lui demander le numéro d’un autre musicien, censé m’aider à convaincre un troisième musicien de signer le contrat de sa vie avec un éditeur extrêmement prometteur ; décrochant depuis son lit d’hôpital, il a expédié son état de santé en deux ou trois phrases assez vagues ; pour ma part, comme on risquait d’être coupés à tout moment, je n’ai pas insisté. Et puis, effectivement, on a été coupés. Pour toujours. Le train atteignait Ciucea. Je n’ai pas eu – ou pas pris – le temps de lui rendre visite pendant les quelques jours que j’ai alors passé, sans le savoir, à quelques kilomètres de son lit de mort ; puis j’ai oublié. A mon retour de Paris, Munster, Budapest et Arad, au détour d’une soirée bien dansée et encore mieux arrosée au Bulgakov, un bratschiste albinos à tête de mauvaise nouvelle m’a appris au détour d’une triple croche de comptoir que Csali avait rejoint Bárdi, Jenő de Méra et Béla Kodoba dans cet orchestre payé en monnaie d’ange pour m’accueillir au-delà du fleuve.

L’autre s’appelait Steve Jobs. Je ne l’avais jamais vu, ne lui avais jamais parlé. Nous n’avions jamais correspondu, même indirectement. A ma connaissance, tous les vivants que je connais personnellement sont, en ce qui le concerne, dans le même cas. Et d’ailleurs aussi tous les morts.

Au cours des années 90, j’avais acheté, et utilisé pendant deux ou trois ans, un appareil électronique commercialisé par la multinationale qu’il avait – sans que je le sache – cofondé une vingtaine d’années plus tôt. A ma connaissance, une grande partie des vivants que je connais personnellement sont, là encore, dans le même cas.

Bref : un inconnu, un très riche inconnu est mort. Paix à son âme, félicitations à ses héritiers.

Oui mais voilà : une (trop) grande partie des vivants que je connais personnellement ont réagi à l’annonce de sa mort par une conduite de deuil rappelant vaguement, dans la dimension existentielle inaugurée par Internet, l’interminable défilé du peuple russe devant le catafalque de Lénine, vainqueur de la révolution russe, père du léninisme.

Or, le jobsisme n’existe pas : en-dehors de quelques platitudes New-Age sur la vie, la mort et le succès, l’illustre défunt semble avoir laissé pour tout legs philosophique à l’humanité les modes d’emploi de divers gadgets vendus par sa mégaboutique. Comparé à Ford et Edison par l’hyperbolique Obama, Jobs n’est pourtant l’auteur d’aucune découverte scientifique majeure (et même sur le plan technique, son apport personnel paraît confiné à une certaine forme d’ergonomie informatique), et semble avoir gouverné son empire industriel avec un énorme conformisme entrepreneurial. Dans ce domaine, la référence newspeak d’Obama à Ford est particulièrement savoureuse, dans la mesure où Jobs – dont le plus grand fait d’armes restera d’avoir accumulé plus de cash sur le compte d’Apple que n’en détenait au même moment le gouvernement fédéral américain – a notamment oublié l’une des leçons les plus importantes du fordisme : pour croître et survivre (qui dans son cas ne font qu’un), le capitalisme doit faire circuler l’argent, et non l’enfermer dans une impasse financière et sociale.

Pour expliquer l’épidémie de conduites de deuil virtuel déclenchée par la nouvelle de son décès, il ne me reste donc plus qu’à supposer que Jobs a, finalement, survendu sa mort comme il avait survendu ses gadgets : beaucoup trop chers, insuffisamment compatibles, offrant tout au plus l’avantage d’une stabilité dont seule une minorité d’usagers (issus des spécialités visuelles et filmiques : 5% des acheteurs Apple ?) a réellement l’usage, les divers machins de Jobs ont conquis le marché en dotant d’une pseudo-respectabilité « intello » et « progressiste » le vieux réflexe bien rôdé de la dépense somptuaire. Pendant des années et des années, j’ai vu, avec un rien de pitié amusée dans le coin de l’œil, des gens jugés subtils, des gens qui, indépendamment de leur situation de fortune, ne se seraient jamais permis la vulgarité d’exhiber une montre Rolex ou de conduire une BMW, je les ai vu occulter un discret frisson d’orgasme fétichiste en disposant sur une table de bibliothèque l’iBook flambant neuf à 900€ qui leur rend les mêmes services que mon notebook Gateway d’occasion acheté pour 600 nouveaux lei roumains à un écrivain américain en galère de fric à Cluj (Transylvanie).

Le produit Steve Jobs répond au même cahier des charges : design unitaire caractéristique et vaguement asceptique (col roulé, jeans, lunettes) et prix exorbitant (l’un des hommes les plus riches du monde), le tout au centre d’un carpet-bombing publicitaire sans appel.

Et on achète : rehaussé à l’usage des ploucs par une vague référence au bouddhisme – qui, en Californie, est probablement à l’heure actuelle la religion majoritaire des anglophones blancs – le vide même de sa personnalité devient sa caractéristique fédératrice. Insipide et anodin, il suscite difficilement l’antipathie, ne fait pas de politique, évite les frasques ou les cache bien, échappant même aux controverses entourant la philanthropie (effectivement suspecte) d’un W. Buffet ou d’un G. Soros, dans la mesure… où il n’a jamais rien donné à personne. Dans cette apesanteur émotionnelle, la mort lente – avec son cortège de souffrances – ne peut que faire pencher en sa faveur la balance de la compassion. Et voilà comment Steve Jobs, concepteur de trucs, petit technicien habile du grand capitalisme monopolistique, devient Jesus Jobs, le fils de l’homme, le « spectre » de Stirner, l’ami imaginaire de millions de spectateurs de leur propre existence qui, pour lui avoir donné un peu (voire beaucoup) de leur fric en échange d’un objet utilitaire un peu plus sophistiqué qu’un radioréveil, pensent participer de sa substance géniale, voire, qui sait, de sa prédestination holywoodo-calviniste à entrer dans le classement Forbes. En pleine phase terminale du capitalisme financier, ce culte ridicule est le prix à payer pour la survie du mythe individualiste de la success story – par ailleurs totalement démenti par la sociologie actuelle de l’enrichissement.

Oui, seulement, moi, je n’achète pas.

Jésus a dit : « Aime ton prochain comme toi-même ! »

Lénine a dit : « Tant que l’Etat existe, il n’existe pas de liberté. »

Jobs n’a rien dit. Il a vendu quelques millions de petites machines à reproduire ou transmettre des sons et des images, qui, pour beaucoup de mes contemporains, semblent revêtir une plus grande importance que la morale chrétienne ou l’organisation politique de la société. Un avenir malheureusement imminent devrait assez vite les amener à remettre massivement en cause cet ordre de priorités.

dimanche 13 mars 2011

LIBYE : RIEN A FOUTRE !

Ici Moscou

1989 : Gdansk en état de siège, les Hongrois ouvrent la frontière autrichienne aux Allemands de l’Est en fuite vers la RFA, l’armée roumaine tire sur la foule à Timişoară. Dans un foyer soviétique, la télévision d’Etat, sous la loupe qui agrandit l’image de l’écran minuscule, multiplie les reportages sur un conflit politico-tribal dans une petite république indépendante du Caucase du Nord.

Le foyer soviétique et la petite république caucasienne sont des produits de mon imagination. Et pourtant, rien dans cette scène ne semble particulièrement surprenant, parce que nous sommes habitués à l’idée d’une opinion soviétique aveugle, manipulée par des médias totalement asservis.

2011 : la famille soviétique, c’est nous. Une révolution sans précédent est en cours dans au moins deux pays (l’Egypte et la Tunisie) totalisant une population comparable à celle des pays centre-européens du Pacte de Varsovie. Assis dans nos petits salons ergonomiques de l’Union Soviétique Européenne, nous fixons des yeux hallucinés sur la télévision d’Etat de l’Oligarchie Financière Mondiale (disponible dans la plupart des langues humaines, sous diverses appellations : CNN, BBC, TV5, TVE, RAI…), qui consacre depuis déjà plusieurs semaines plus de 70% de ses journaux internationaux à la « couverture » assez brumeuse d’une guerre civile à caractère politique indéterminé (révolution ? putsch ? guerre clanique ?) dans un pays certes proche des deux premiers, et assez étendu, mais presque entièrement désertique, moins peuplé que la Tunisie, ou même que la Bulgarie.

En d’autres termes, et au risque (assumé) de reproduire le cynisme de Brecht parlant des procès de Moscou, pour quiconque reste capable d’un minimum de raisonnement géopolitique, dans le contexte actuel, la réponse correcte à la plupart des « questions libyennes » est : RIEN A FOUTRE !

Ce pays démographiquement minuscule, dont la structure sociale rappelle d’ailleurs plutôt celle de l’Afrique centrale que celle du Moyen-Orient, vit des troubles prestement baptisés « guerre civile » dont le bilan le plus pessimiste à l’heure actuelle ressemble à celui d’une « période d’agitation » pré- ou postélectorale dans n’importe quel pays sub-saharien – à ceci près que l’hypothétique mort libyen bénéficie actuellement, à l’unité, d’un sex-appeal médiatique dont même une centaine de cadavres nègres dûment mutilés peut rarement se targuer. Et le racisme n’est pas la seule cause de cette distorsion.

Certes, une semblable disproportion aurait pu être reprochée à la couverture des premiers événements de la révolution tunisienne. Mais à tort : la situation tunisienne s’étant vite avérée représentative et, ipso facto, contagieuse dans 80% du monde arabe, le poids historique de la prouesse révolutionnaire tunisienne dépasse de loin l’importance géostratégique du pays – ce qui n’est absolument pas le cas de la Lybie, pseudo-pays pétromonarchique hors-sol, régime aberrant et isolé en mal de loyauté historique, navigant depuis des décennies entre l’islamisme sauce Kadhafi et une complicité kleptocrate avec les éléments les plus corrompus de l’Oligarchie occidentale.

Chemins qui ne mènent vraiment nulle part

Par conséquent, qu’il me soit permis de proposer un bref guide de conversation à l’usage des talk-shows sur la Libye :

- le ou les soulèvement(s) libyen(s) sont-ils populaires et spontanés, ou téléguidés par des puissances extérieures ?

- RIEN A FOUTRE !

- Kadhafi emploie-t-il réellement l’aviation militaire libyenne contre les « rebelles » ? Comment expliquer l’étrange absence d’images de bombardements ?

- RIEN A FOUTRE !

- les puissants intérêts de BP dans le pétrole libyen sont-ils une des causes de la relative timidité dont ont d’abord fait preuve les chancelleries occidentales dans le dossier libyen ?

- RIEN A FOUTRE !

Etc.

En effet, quelque soit la réponse concrète à ces questions (laquelle a d’ailleurs toutes les chances de ne jamais voir la lumière du jour – ou bien pas avant très longtemps), elle ne change rien au caractère profondément impertinent de cette « actualité libyenne » : à son caractère de diversion médiatique détournant l’attention mondiale du chapitre le plus important de l’histoire politique mondiale depuis la chute du mur de Berlin.

Pendant qu’on spécule à longueur de journée sur la Libye, personne ne songe à tirer les conclusions de l’histoire en cours : des soulèvements spontanés, non-violents et potentiellement unanimes renversent des régimes soutenus depuis des décennies par l’Occident « démocratique » et protégés par le silence complice des médias occidentaux, qui n’ont en revanche jamais épargné les rares régimes dictatoriaux de la région hostiles (Syrie) ou occasionnellement hostiles (Libye) aux USA et à leurs alliés. Les scènes de la Place Tahrir sont donc l’équivalent historique exact des images d’Allemands de l’Est fuyant le « paradis socialiste » comme un navire en perdition, au volant d’une Trabant ou à pied, avec deux valises, une valise ou pas de valise du tout. En termes de signification historique (un paramètre dont le mètre cube d’hémoglobine répandue n’est pas la mesure exacte), même des crises intermédiaires comme les guerres de Yougoslavie ou la chute de l’Apartheid semblent revêtus d’une bien moindre importance.

Ou la gauche, ou le socialisme

Certes, la « situation libyenne », correctement analysée (comme ici : http://www.globalresearch.ca/index.php?context=va&aid=23588), permet de pousser l’analyse des contradictions politiques occidentales jusqu’à des conclusions dramatiques : le pire ennemi du socialisme, aujourd’hui, c’est « la gauche », monstre idéologique hors sol créé par la négation de l’histoire et une falsification moralisante, potentiellement théocratique, des idéaux révolutionnaire pré- et postmarxistes, récemment cristallisée sous forme quasi-théologique par le « politiquement correct ». C’est elle qui constitue aujourd’hui l’interface prioritaire de l’Oligarchie vers la dimension politico-médiatique, et ipso facto, sa principale courroie de transmission vers les masses citoyennes – au point de déborder de plus en plus souvent (sur sa droite ou sa gauche ? compte tenu du degré de déplétion sémantique atteint, il devient difficile de le dire…) les vieilles camarillas conservatrices, les états-majors militaires, etc..

Mais de telles analyses, avec toute leur pertinence locale, restent myopes, ne tenant pas compte des principales caractéristiques de notre époque, qui sont la globalisation et la médiatisation.

Médiatisation

Vers la fin des années 80, une grande partie des citoyens de l’URSS parvenait à s’informer correctement en lisant la Pravda et en partant du principe que le contraire de ce qui y était affirmé devait être vrai. Leur degré d’aliénation était donc inférieur à celui des masses occidentales éduquées (élites contestataires comprises !) d’aujourd’hui, encore incapables de rompre le sortilège de ce que Debord appelait le « spectacle diffus » – concept qui trouve actuellement un écho conceptuel troublant dans celui de « nuage médiatique ». Le capitalisme sait que la censure, créatrice de valeur différentielle, est contre-productive : les mêmes citoyens du bloc Est trouvaient généralement une confirmation de l’hypothèse ci-dessus dans les informations fournies par les stations de radio occidentales interdites, qui jouissaient derrière le rideau de fer d’un prestige dépassant de loin leurs popularités respectives à l’Ouest. Il se contente donc d’assurer, à travers ses trusts de presse, un contrôle des proportions thématiques : la plupart des opinions ont droit de cité, simplement, les thèmes qui donneraient aux opinions dérangeantes les meilleures occasions de gagner en crédibilité disparaissent très rapidement de l’ordre du jour, constamment alimenté en diversions exquises par l’usine médiatique. Les diversions ne sont pas – au sens périmé du terme – de « l’intoxication » à l’ancienne ; elles sont constituées de matériaux informatifs généralement exacts, dont l’interprétation et le commentaire donnent lieu à une indéniable diversité de points de vue. Mais dans l’économie du local et du global, de la subsidiarité réelle des mécanismes de pouvoir actuels, leur « vérité » fait systématiquement abstraction du sens des proportions, et donc de la loi des grands nombres, qui reste la logique prédominante de l’histoire.

Globalisation

En effet, dans un contexte de globalisation économique et médiatique, face à l’abondance des pseudo-souverainetés créées par la « décolonisation » (et ses équivalents, cf. ici-même : http://korkorezhau.blogspot.com/2010/09/fara-numar-pour-un-bolivarisme.html), toute extrapolation globale d’analyses locales portant sur l’état interne de pseudo-acteurs (états autres que les USA, la Chine, la Russie, le Brésil, l’Inde et l’Iran – le Japon, la Corée du Nord, les régimes bolivariens et l’UE constituant de ce point de vue une « zone intermédiaire ») est fausse car hors-sujet. De même qu’il n’existe plus depuis longtemps de politique économique roumaine (cf. http://korkorezhau.blogspot.com/2010/11/absurdistan-note-4-bwana-dans-les-kapat.html) ou même française, on ne peut plus voir de contradiction dans le soutien apporté par Israël, pays caractérisé par un fonctionnement démocratique à usage interne, à certaines dictatures militaires de sa région, l’inexistence de la démocratie moyenne-orientale en dehors d’Israël étant précisément la justification intrinsèque de l’impérialisme exercé au nom du « sionisme » par l’appareil local du complexe militaro-industriel occidental. Le rapport entre la « question juive » et l’activité devant Gaza d’un mercenaire ukrainien (équipé ou non de la citoyenneté israélienne) portant des armes américaines financées par des subsides américains pour protéger des intérêts économiques américains et saoudiens constitue un thème de conversation pour intellectuels français, la laïcité leur interdisant de poursuivre les querelles byzantines – pourtant moins ingrates esthétiquement – sur le sexe des anges.

De même que la politique économique de la zone euro est de facto appliquée de façon contraignante à des pays conservant nominalement une monnaie nationale, le caractère despotique de la stratégie politico-militaire de l’Occident dans une zone interdépendante totalisant une population de plusieurs centaines de millions d’hommes rend globalement indifférents le degré de liberté démocratique dont peuvent ou non jouir en Israël 8 millions de citoyens israéliens (juifs ou arabes, qu’importe), et même l’usage qu’ils en font – tant qu’ils ne se servent pas cette liberté pour remettre en cause leur statut objectif d’exécuteurs des basses-œuvres occidentales dans le continuum néocolonial arabe.

Conclusion : que ceux qui n’ont pas attendu l’offensive CNN pour découvrir l’existence et les particularités truculentes d’un territoire nommé Libye poursuivent leurs réflexions, mobilisations etc. : je les en félicite. Pour les autres, on ne peut que leur suggérer une fois de plus d’essayer de découvrir le monde que leur cache leur écran de télévision… avant qu’il ne vienne lui-même, peut-être brutalement, à leur rencontre.

mardi 25 janvier 2011

ABSURDISTAN – note 5 : L’intégration dans quoi ?



Des polémiques récentes, comme toujours suivies de concertations internationales couteuses réunissant de nombreux incompétents autour de nombreuses tables, ont comme toujours débouché sur l’allocation de fonds considérables, quoiqu’insuffisants, au service d’un mot d’ordre vague, voire dangereux : intégrer les tsiganes d’Europe du Sud-Est (sous-entendu : étant donné qu’on ne peut décemment pas les foutre à la porte d’un continent qu’ils peuplent depuis cinq siècles, et dont ils partagent d’ailleurs la principale valeur culturelle : le christianisme).

Faute de savoir ce que signifie ce mot fourre-tout (qui, pour ma part, m’a toujours désagréablement rappelé la Gleichhaltung nazie…), on préfère généralement entourer d’un flou artistique la question des fins, et se rabattre avidement sur celle des moyens, et « l’intégration » devient vite ce machin dont l’instrument est l’école.

En effet, même dans un pays comme la Roumanie, qui fort heureusement reconnaît à ses citoyens le droit à une identité ethnique (distinguée de la citoyenneté), les recensements s’en remettant sur ce point aux déclarations des recensés (n’importe qui, même blond aux yeux bleus, pouvant par exemple se déclarer arménien ou gagaouze si le cœur lui en dit), comment diable distinguer sociologiquement les tsiganes des non-tsiganes ? Ou plus exactement (la distinction concrète étant en général un donné de l’expérience quotidienne en Roumanie), comment caractériser leur situation sociale ? Ils sont, par exemple, plus pauvres que la moyenne. Mais dans ce cas, le « problème tsigane » (autre pseudo-concept d’un vague vertigineux) n’est-il pas tout simplement le problème de la pauvreté ?

On est donc bien content de pouvoir remarquer que, même comparés à des groupes sociaux économiquement proches, les tsiganes présentent la particularité d’un taux de scolarisation anormalement bas. Et nous voici tirés d’affaire : envoyons les tsiganes à l’école, et tout ira bien !

Reste à savoir pourquoi les tsiganes (et quels tsiganes !) envoient moins souvent leurs enfants à l’école que leurs voisins d’ethnie roumaine ou hongroise.

Ici, première bizarrerie : parlant d’un pays qui reconnaît aux minorités ethniques le droit à l’enseignement en langue maternelle, personne, ou presque, ne mentionne la quasi-inexistence d’un enseignement (au moins primaire) en langue romani. Pour les gauchistes occidentaux qui ont à l’Ouest fait du « problème tsigane » leur fond de commerce, c’est malheureusement compréhensible, surtout vu d’un pays comme la France, culturellement plus centraliste, c'est-à-dire moins démocratique que la Roumanie. Mais les roumains n’en soufflent pas mot non plus… Il faut croire que ce qui (en Roumanie du moins) paraît parfaitement normal dans le cas de la minorité hongroise (« peuple historique » et autres clichés de l’idéologie impérialiste post-hégélienne) ne l’est pas vraiment quand il s’agit des tsiganes.

Ce même racisme implicite et généralisé explique que, comme Claude Karnoouh, à l’occasion de déclarations honnêtes faites à une publication qui l’est moins (http://www.hotnews.ro/stiri-esential-8237263-interviu-claude-karnoouh-antropolog-francez-poporul-roman-este-rasist-orice-alt-popor-numai-popoarele-din-vest-tac-pentru-tem-aici-integrarea-tiganilor-putea-simpla-prin-forta.htm) a eu le courage de le faire remarquer en roumain aux roumains, les autorités ne cherchent pas vraiment à faire respecter l’obligation scolaire quand il s’agit des tsiganes, ce qui jette d’emblée une ombre sur tous les programmes bien-pensants prétendant résoudre le « problème » par allocation de moyens à une institution qui choisit de ne pas faire son travail.

Et voilà que je mentionne une deuxième fois (soit : deux fois de trop déjà) cette expression confuse et si lourde d’analogies funestes (cf. le « problème juif » des années 20-30). Or, dans l’ordre des raisons qui m’obligent à condamner la plupart des « solutions au problème tsigane » en circulation dans le discours médiatique, l’une d’elles, de par son caractère a priori, s’impose comme la première, et c’est qu’il n’y a pas de problème tsigane. Non seulement, en dehors de quelques mises en scènes pénibles d’un despote en perte de vitesse, il n’y en a pas en France (cf. ici même : http://korkorezhau.blogspot.com/2010/09/absurdistan-note-2-coulisses-du-show.html), mais il n’y en a pas davantage en Roumanie. Les phénomènes auxquels on fait généralement allusion sous ce nom se résument, du point de vue des causes, à :

* la déréliction accélérée des structures étatiques roumaines, et notamment du maintien de l’ordre : ce qui rend l’existence d’une minorité délinquante au sein de l’ethnie tsigane particulièrement insupportable pour le roumain du peuple dans la Roumanie des 20 dernières années, c’est avant tout le niveau pratiquement nul de protection légale auquel il peut désormais prétendre en contrepartie de l’accomplissement de ses devoirs civiques (et notamment fiscaux). Il faut être journaliste roumain, idiot ou perfusé à l’héroïne pour penser que la corruption et l’incompétence de la police et de la justice roumaines (institutions dans lesquelles le niveau de représentation de ladite ethnie est nul) seraient dues aux tsiganes. Que certains tsiganes (comme certains roumains, hongrois etc.) en profitent, c’est certes condamnable, mais malheureusement naturel et inévitable : cela relève de l’ordre des conséquences. Tout le reste, ce sont les sophismes par lesquels la petite bourgeoisie roumaine se défausse sur une minorité ethnique des résultats de son apathie et de sa complaisance envers un état crapuleux.

* au naufrage démographique des populations non-tsiganes du Bassin des Carpates, qui déséquilibre le fonctionnement de relations parfois séculaires (et pour la plupart, sinon harmonieuses, tout du moins stables) entre sédentaires de vieille date et nomades ou post-nomades. De ce point de vue, en dépit des droits historiques que confèrent à mon sens aux tsiganes l’ancienneté de leur enracinement européen et leur attachement majoritaire (et sincère !) au christianisme, leur « problème » n’est autre que le « problème » des immigrés récents d’Europe occidentale – c'est-à-dire une projection en creux du véritable problème : le problème français, allemand, hongrois, roumain… le problème de l’humanité occidentale décérébrée, déchristianisée, décimée par le malthusianisme petit-bourgeois, le problème d’une civilisation guidée vers le suicide de masse par des élites nihilistes.

L’école, dans laquelle un jacobinisme à valeur muséographique feint de voir une solution est d’ailleurs une partie de ce problème : parallèlement aux mass-médias, elle constitue depuis longtemps l’un des canaux de transmission de l’infection nihiliste, en minant la culture communautaire (rebaptisée « superstitions », « préjugés », « dialectes » etc. par les hussards de l’individualisme petit-bourgeois) pour développer l’esprit de compétition, la discipline et le respect des autorités allogènes imposées.

Dans cette perspective, il devient non seulement possible, mais aussi hautement nécessaire de préciser le contenu réel de « l’intégration », c'est-à-dire les résultats réellement prévisibles, quoique soigneusement occultés, de la politique qui en fait son slogan : de tous ces enfants tsiganes actuellement sous-scolarisés, faire, comme en Hongrie, des consommateurs roumanophones, « intégrés » à la pseudo-culture sinistrée de la majorité nihiliste, mais toujours marqués racialement, et d’autant plus réduits à merci qu’ils ne peuvent plus compter sur les réseaux, les savoirs et les valeurs de la tradition.

En effet, n’importe quelle étude honnête révèlera qu’à niveau socio-économique comparable, les tsiganes de Hongrie sont plus et mieux scolarisés que ceux de Roumanie, ce que traduit le fait constatable avec un minimum d’intuition linguistique, à n’importe quel coin de rue de Józsefváros et de Turda, que les tsiganes de Hongrie sont pour la plupart magyarisés (monolingues en hongrois, ou dans un créole très proche du hongrois standard), tandis que ceux de Roumanie conservent pour la plupart l’usage de leur langue patrimoniale (et, détail intéressant : ceux qui l’ont perdue l’ont souvent remplacée par le hongrois, dans des zones à peuplement majoritaire hongrois, comme la Siculie).

Par ailleurs, il est de notoriété publique que les tensions xénophobes entre population majoritaire et minorité tsigane sont bien plus fréquentes et bien plus graves en Hongrie qu’en Roumanie. Curieusement, tout le monde s’abstient soigneusement d’en tirer des conclusions, si ce n’est celle, hautement scientifique et extrêmement populaire depuis que les grands capitaux taxés par le Fidesz ont lâché leur meute médiatique sur Vikor Orban, que les Hongrois sont de sales fascistes.

Pourtant l’interprétation des faits est d’une limpide simplicité : l’encadrement des tsiganes par l’institution scolaire telle qu’elle existe en Europe du Sud-Est renforce le plus souvent leur marginalisation et leur précarisation.

Ayant passé des années à la tête d’une PME en Roumanie, j’ai payé (assez cher, d’ailleurs…) pour savoir qu’après liquidation des couches artisanales (souvent allogènes : hongrois, allemands) de la population urbaine par le régime Ceauşescu, les derniers artisans réellement professionnels (au sens du know-how autant que du point de vue du Beruf) de Roumanie qui ne se soient pas encore expatriés sont pour la plupart tsiganes. Même à défaut d’entreprises inscrites au Registre du Commerce et de personnalité juridique, c’est à eux que même les institutions publiques ont recours quand elles procèdent à des travaux réclamant du savoir-faire et que leur budget ne leur permet pas d’avoir « tout naturellement » recours à l’import. Pour citer un cas des plus concrets : en Transylvanie centrale, c’est aux tsiganes zingueurs de l’ethnie Gabor que les enfants roumains et hongrois des écoles communales doivent d’avoir un toit et des gouttières au-dessus de la tête pendant qu’ils écoutent un instituteur sous-formé et sous-payé leur débiter des âneries nationalistes.

Or ces tsiganes, pour la plupart, sont tsiganophones et n’appartiennent pas à la frange « intégrée », c’est-à-dire transformée en lumpen-proletariat roumanophone périurbain. Ces familles étant souvent relativement aisées et totalement sédentaires, elles seraient les seules réellement exposées (car possédant des bien saisissables) à un programme de coercition scolaire. Le plus tragiquement drôle, c’est qu’à la différence du lumpen-proletariat tsigane qui a massivement recours au « travail » (mendicité et vol) des enfants, ces familles-ci manifestent même souvent une tendance spontanée à scolariser leurs enfants lorsqu’ils ne sont pas (encore), ou qu’ils ne sont plus nécessaires aux travaux artisanaux ou domestiques. Hélas, l’existence de cette strate sociale ni opulente, ni misérable, ni maffieuse ni migrante (et pourtant loin d’être minoritaire) au sein de la minorité tsigane de Roumanie est constamment occultée, aussi bien par les élites roumaines, qui, vivant mentalement dans une série télévisée américaine, voudraient (dans un pays sans industrie…) voir des tsiganes ingénieurs pour considérer comme réussie leur « intégration », que par les gauchistes occidentaux et leurs alliés du « monde associatif tsigane » (dénué de toute représentativité au sein du monde tsigane), qui ont absolument besoin d’images bien calcuttiennes de « victimes sociales » pour actionner la pompe à subventions… dont ils vivent.

En revanche, nul besoin de mon passé d’entrepreneur obscur et malheureux pour savoir qu’à part l’alphabétisation, l’école roumaine (à supposer que cette institution de gardiennage de mineurs en plein effondrement mérite encore ce nom) ne propage aucun des savoirs qui manquent réellement aux jeunes tsiganes pour entrer en complémentarité avec la société roumaine actuelle : non seulement elle tourne résolument le dos à l’enseignement technique dont la Roumanie des métiers sinistrés aurait tant besoin, mais elle n’éduque pas davantage la jeunesse de Roumanie à l’exercice des droits et des responsabilités démocratiques récemment acquis, au droit des ménages et des entreprises, à la lecture critique de l’information et à la participation civique. Bref : l’école roumaine forme, dans le meilleur des cas, de la chair à call center pour peupler les malls lors des soirées de week-end dédiées à la consommation low budget, et le plus souvent de futurs travailleurs non qualifiés, ou qualifiés pour des tâches inexistantes en Roumanie, qui alimenteront la pompe à main-d’œuvre cheap des métropoles néocoloniales. A supposer que les jeunes tsiganes souhaitent (mais on se demande vraiment pourquoi ils le souhaiteraient…) partager ce sort ô combien enviable, l’exemple hongrois incite à penser que le racisme des roumains ne leur permettra pas de toucher les dividendes de ce ralliement au modèle majoritaire.

Mais les contrevérités ont la vie d’autant plus dure que le débat rassemble le plus souvent, autour d’une table richement garnie de subventions, des « experts en intégration » occidentaux triés sur le volet parmi tous ceux qui, non seulement ne parlent pas romani, mais ne comprennent même pas un traître mot de roumain, et des roumains de la petite bourgeoisie intellectuelle, dont les contacts avec leurs concitoyens tsiganes se limitent très souvent à une coexistence haineuse avec quelques parias entretenant sur la voie publique le cliché du tsigane mendiant, et à la consommation (d’ailleurs perversement avide) d’une sous-culture néo-tsigane médiatisée par la télévision.

Je profite donc de ce billet d’humeur pour lancer, aux uns comme aux autres, une invitation : si vous passez par la Transylvanie, suivez-moi chez les chaudronniers Gabors de Crăciuneşti, chez leurs cousins que l’exode rural a conduit jusqu’à Oradea, chez les tsiganes musiciens de Pălatca et de Ceauaş, venez me voir à Mera (où tout le haut de ma rue est peuplé de tsiganes)। Si vous aimez cuisiner et appréciez le bel objet, mon ami Lajos Gabor forgera sous vos yeux un couteau de maître et le violon de mon ami Florin Codoba acheminera jusqu’à vos oreilles les trésors du baroque paysan européen, tel que vous ne les entendrez jamais dans l’ennui stérile et métronomique des auditoriums de Bucarest. Ces jeunes pères de famille trilingues, qui envoient d’ailleurs leurs enfants à l’école, manquent rarement de travail CAR ils ont eu la prudence d’apprendre, en humbles compagnons, le métier de leur pères et de leurs oncles, pendant que d’autres membres de leur ethnie, à l’école, apprenaient juste assez de français pour tendre la main dans le métro.

A la différence du prétendu « problème tsigane », le bien réel problème roumain (et hongrois...) porte en lui-même, à pas si long terme que ça, sa propre solution : l’extinction naturelle et méritée du peuple roumain, qui ira rejoindre dans les caveaux de l’archéologie tous les peuples sans foi, sans chants, sans danses et sans honneur. Biologiquement condamné, il lui reste la possibilité de transmettre à une partie du jeune et prospère peuple tsigane, héritier naturel de son territoire, sa langue : d’ores et déjà, une grande partie des roumanophones de ce monde (dont certains des plus illustres, mais j’éviterai ici de citer des noms…) sont de race tsigane – ce qui m’a amené, dans un manifeste publié ici même, à parler de « société créole » (http://korkorezhau.blogspot.com/2010/09/fara-numar-pour-un-bolivarisme.html). Le linguiste que je suis ne peut que se réjouir de cette possibilité de survie offerte à la langue dans laquelle Caragiale, Blaga, Stănescu et Cărmăzan ont confié leur pensée au papier. Mais j’ai aussi suffisamment étudié la langue romani, suffisamment entendu de doinas et de contes tsiganes pour savoir que cette culture dont « l’intégration » sonnerait nécessairement le glas mérite au moins autant la pérennité que celle – souvent infectée par l’académisme petit bourgeois de facture française, et l’épigonisme navrant des élites postcoloniales – dont le roumain scolaire est le vecteur.