vendredi 14 octobre 2011

Jesus Jobs : Mort de l’ami imaginaire de quelqu’un d’autre

Statistique inquiétante : au cours des deux derniers mois, au moins deux hommes dont le nom m’était connu sont morts du cancer du pancréas.

L’un était un ami. L’autre pas.

L’un s’appelait Sándor Tretráde, dit Csali. Fils du fondateur du premier orchestre folklorique d’Etat transylvain, il était lui-même musicien, saxophoniste hors pair, excellent clarinettiste, pianiste à ses heures perdues pour mettre du beurre aux épinards et du Chopin bien inutile aux oreilles porcines des nouveaux riches qui infestent l’un des hôtels de luxe de Cluj – et j’en passe, et des plus sonores. Avec sa bouille barbue de levantin judéo-tsigane, ce fils de grec magyarisé était aussi, comme tout bon roumain, un as de la débrouille, et mon pote Albert, que sa formation d’ingénieur auto avait propulsé DJ du Music Pub de la grande époque, garde un très bon souvenir des pizzas que ce grand musicologue y cuisait pour le compte du sculpteur-bistrotier Ernő.

Plus tard, sur le parquet de mon café-concert Aux Anges, Csali était d’abord apparu – à l’initiative éclairée de Laurent « Führer » Boros – comme modeste accompagnateur (à la clarinette) du regretté Bárdi, survivant anachronique de la race éteinte des grands violonistes tsiganes du café austro-hongrois. Séduit, je l’avais rappelé pour un exercice autrement plus ambitieux, dont il s’est tiré avec brio : au saxophone, dans un dialogue-improvisation de presque une heure, il a tenu tête à la lyrique du plus grand des poètes transylvains-hongrois de notre génération, Zsolt Karácsonyi, qui présentait ainsi aux Anges un recueil décisif, A nagy kilometrik. Et quand, quelques mois plus tard, l’impératif catégorique d’une subvention de l’Institut Français pour le Jour de la Mémoire et le manque d’enthousiasme des klezmorim synagogaux de Kloyzenburg pour notre bouge enfumé m’a acculé à la création ab nihilo d’un orchestre klezmer (l’impérissable Midve Stinkl Kapelye), c’est tout naturellement Csali que j’ai chargé du recrutement, et n’ai eu qu’à me féliciter des ses choix (lui-même à la clarinette, Tibi Csoma – aujourd’hui soliste sécuritaire à l’entrée de l’agence Banca Transilvania du début de l’avenue Horea – à la trompette et Marin Laco à l’accordéon) ; en dépit de mon inoubliable prestation vocale (étouffée par la fumée et l’insuffisance pulmonaire en plein milieu d’un Fohr ich mich aroys endiablé), ce premier et dernier concert de Midve Stinkl a fait salle comble.

Par la suite, on s’est encore croisé une ou deux fois ; enfin, fin juillet, depuis le wagon-restaurant de l’express Ady Endre, je l’ai appelé pour lui demander le numéro d’un autre musicien, censé m’aider à convaincre un troisième musicien de signer le contrat de sa vie avec un éditeur extrêmement prometteur ; décrochant depuis son lit d’hôpital, il a expédié son état de santé en deux ou trois phrases assez vagues ; pour ma part, comme on risquait d’être coupés à tout moment, je n’ai pas insisté. Et puis, effectivement, on a été coupés. Pour toujours. Le train atteignait Ciucea. Je n’ai pas eu – ou pas pris – le temps de lui rendre visite pendant les quelques jours que j’ai alors passé, sans le savoir, à quelques kilomètres de son lit de mort ; puis j’ai oublié. A mon retour de Paris, Munster, Budapest et Arad, au détour d’une soirée bien dansée et encore mieux arrosée au Bulgakov, un bratschiste albinos à tête de mauvaise nouvelle m’a appris au détour d’une triple croche de comptoir que Csali avait rejoint Bárdi, Jenő de Méra et Béla Kodoba dans cet orchestre payé en monnaie d’ange pour m’accueillir au-delà du fleuve.

L’autre s’appelait Steve Jobs. Je ne l’avais jamais vu, ne lui avais jamais parlé. Nous n’avions jamais correspondu, même indirectement. A ma connaissance, tous les vivants que je connais personnellement sont, en ce qui le concerne, dans le même cas. Et d’ailleurs aussi tous les morts.

Au cours des années 90, j’avais acheté, et utilisé pendant deux ou trois ans, un appareil électronique commercialisé par la multinationale qu’il avait – sans que je le sache – cofondé une vingtaine d’années plus tôt. A ma connaissance, une grande partie des vivants que je connais personnellement sont, là encore, dans le même cas.

Bref : un inconnu, un très riche inconnu est mort. Paix à son âme, félicitations à ses héritiers.

Oui mais voilà : une (trop) grande partie des vivants que je connais personnellement ont réagi à l’annonce de sa mort par une conduite de deuil rappelant vaguement, dans la dimension existentielle inaugurée par Internet, l’interminable défilé du peuple russe devant le catafalque de Lénine, vainqueur de la révolution russe, père du léninisme.

Or, le jobsisme n’existe pas : en-dehors de quelques platitudes New-Age sur la vie, la mort et le succès, l’illustre défunt semble avoir laissé pour tout legs philosophique à l’humanité les modes d’emploi de divers gadgets vendus par sa mégaboutique. Comparé à Ford et Edison par l’hyperbolique Obama, Jobs n’est pourtant l’auteur d’aucune découverte scientifique majeure (et même sur le plan technique, son apport personnel paraît confiné à une certaine forme d’ergonomie informatique), et semble avoir gouverné son empire industriel avec un énorme conformisme entrepreneurial. Dans ce domaine, la référence newspeak d’Obama à Ford est particulièrement savoureuse, dans la mesure où Jobs – dont le plus grand fait d’armes restera d’avoir accumulé plus de cash sur le compte d’Apple que n’en détenait au même moment le gouvernement fédéral américain – a notamment oublié l’une des leçons les plus importantes du fordisme : pour croître et survivre (qui dans son cas ne font qu’un), le capitalisme doit faire circuler l’argent, et non l’enfermer dans une impasse financière et sociale.

Pour expliquer l’épidémie de conduites de deuil virtuel déclenchée par la nouvelle de son décès, il ne me reste donc plus qu’à supposer que Jobs a, finalement, survendu sa mort comme il avait survendu ses gadgets : beaucoup trop chers, insuffisamment compatibles, offrant tout au plus l’avantage d’une stabilité dont seule une minorité d’usagers (issus des spécialités visuelles et filmiques : 5% des acheteurs Apple ?) a réellement l’usage, les divers machins de Jobs ont conquis le marché en dotant d’une pseudo-respectabilité « intello » et « progressiste » le vieux réflexe bien rôdé de la dépense somptuaire. Pendant des années et des années, j’ai vu, avec un rien de pitié amusée dans le coin de l’œil, des gens jugés subtils, des gens qui, indépendamment de leur situation de fortune, ne se seraient jamais permis la vulgarité d’exhiber une montre Rolex ou de conduire une BMW, je les ai vu occulter un discret frisson d’orgasme fétichiste en disposant sur une table de bibliothèque l’iBook flambant neuf à 900€ qui leur rend les mêmes services que mon notebook Gateway d’occasion acheté pour 600 nouveaux lei roumains à un écrivain américain en galère de fric à Cluj (Transylvanie).

Le produit Steve Jobs répond au même cahier des charges : design unitaire caractéristique et vaguement asceptique (col roulé, jeans, lunettes) et prix exorbitant (l’un des hommes les plus riches du monde), le tout au centre d’un carpet-bombing publicitaire sans appel.

Et on achète : rehaussé à l’usage des ploucs par une vague référence au bouddhisme – qui, en Californie, est probablement à l’heure actuelle la religion majoritaire des anglophones blancs – le vide même de sa personnalité devient sa caractéristique fédératrice. Insipide et anodin, il suscite difficilement l’antipathie, ne fait pas de politique, évite les frasques ou les cache bien, échappant même aux controverses entourant la philanthropie (effectivement suspecte) d’un W. Buffet ou d’un G. Soros, dans la mesure… où il n’a jamais rien donné à personne. Dans cette apesanteur émotionnelle, la mort lente – avec son cortège de souffrances – ne peut que faire pencher en sa faveur la balance de la compassion. Et voilà comment Steve Jobs, concepteur de trucs, petit technicien habile du grand capitalisme monopolistique, devient Jesus Jobs, le fils de l’homme, le « spectre » de Stirner, l’ami imaginaire de millions de spectateurs de leur propre existence qui, pour lui avoir donné un peu (voire beaucoup) de leur fric en échange d’un objet utilitaire un peu plus sophistiqué qu’un radioréveil, pensent participer de sa substance géniale, voire, qui sait, de sa prédestination holywoodo-calviniste à entrer dans le classement Forbes. En pleine phase terminale du capitalisme financier, ce culte ridicule est le prix à payer pour la survie du mythe individualiste de la success story – par ailleurs totalement démenti par la sociologie actuelle de l’enrichissement.

Oui, seulement, moi, je n’achète pas.

Jésus a dit : « Aime ton prochain comme toi-même ! »

Lénine a dit : « Tant que l’Etat existe, il n’existe pas de liberté. »

Jobs n’a rien dit. Il a vendu quelques millions de petites machines à reproduire ou transmettre des sons et des images, qui, pour beaucoup de mes contemporains, semblent revêtir une plus grande importance que la morale chrétienne ou l’organisation politique de la société. Un avenir malheureusement imminent devrait assez vite les amener à remettre massivement en cause cet ordre de priorités.