samedi 25 septembre 2010

ABSURDISTAN – note 3 : La Pyramide du Peuple



Au contraire du Château de Peleş, dont l’ornementation rococo-médiévale d’inspiration sécession renaissante a (je l’espère) pour principale finalité de créer une illusion de grandeur autour de cette bicoque à peine plus monumentale que certains Taj-Mahal tsiganes de la banlieue de Huedin, le Palais du Peuple, édifice administratif civil le plus grand du monde, est de prime abord, tel que je l’aperçois en perspective depuis l’une des avenues dithyrambiques qui y mènent, victime d’un effet de réduction. Ce n’est qu’au-delà du premier check point, en arrivant « au pied du bâtiment » – c’est -à-dire quelque-part au milieu de la steppe aride, imparfaitement transformée en parking pour quelques dizaines de milliers de véhicules, qui sépare le mur d’enceinte du bâtiment lui-même – que je deviens conscient d’être sur le point de pénétrer dans la seule pyramide visible sur le sol de l’Union Européenne.

Son nom officiel au cours de « l’âge d’or » autoproclamé de Nicolae Ceauşescu était la « Maison du Peuple » ; ses assassins et héritiers, autoproclamés « régime de la transition démocratique », l’ont rebaptisée « Palais du Parlement », sous prétexte qu’il héberge, outre un stade de foot souterrain, le musée national d’art contemporain, un restaurant avec piscine et autres expositions permanentes et temporaires, le sénat et la chambre des députés ; cependant, comme l’immeuble ressemble presque autant à une « maison » que la pyramide de Chéops (qu’elle dépasse de 2% en volume total), et évoque à peu près autant le parlementarisme que Pyongyang, qui a fourni à l’architecte Anca Petrescu le modèle de ce quartier néologique, on l’entend parfois appeler Palais du Peuple, dénomination plus proche du réel, mais qui reste franchement euphémistique pour désigner cette construction typiquement théocratique, où l’on devine bien, même sans la moindre notion d’histoire, que le « Peuple » n’y a sa place qu’à l’état de déité éponyme, prêtant comme Quetzalcóatl son nom au Grand Prêtre destiné à être de iure le seul occupant mortel des lieux : la Pyramide du Peuple.

Le tremblement de terre de 1977, tout en préparant la voie aux bulldozers de Ceauşescu, avait rappelé le risque sismique élevé de la zone de Bucarest. Subséquemment, la Pyramide du Peuple a sciemment été construite sur un bloc rocheux connu sous le nom de Colline de l’Arsenal ; une fois le peu d’humus qui pouvait encore la couvrir enterré sous les décombres des 7km² de vieux quartiers rasés pour faire place à l’inspiration nord-coréenne d’Anca Petrescu, le Chéops bsurde disposait enfin d’un véritable désert pour entourer sa pyramide néoclassique monochrome. Les rares tentatives, dérisoires et tardives, de réintroduction du règne végétal dans cet arrondissement de la lune sont donc naturellement restées vaines. Faut-il vraiment le déplorer ? En termes d’effet optique, à moins de planter exclusivement des séquoias à feuilles d’If et des eucalyptus géants, elles auraient a priori débouché sur la formation d’une sorte de lichen pitoyable sur les rebords inférieurs du colosse, d’une lèpre cellulaire à l’image de cet autre parasite disgracieux dont la présence, certes rare et contingentée, perturbe l’harmonie létale de cet espace galactique : l’homme.

A l’intérieur, au bout d’un petit vestibule un peu trop petit pour l’organisation de matchs de rugby, nous sommes reçus par une grande brune servie sur talons aiguille, en mini-jupe et décolleté vertigineux, que des mensurations de top-modèle, son bronzage intégral surhumain et sa coiffure à trois chiffres permettent d’identifier d’emblée comme une assistante parlementaire. Dès les présentations, comme sous l’effet d’un interrupteur invisible, elle se branche tout naturellement en mode « British Council ». D’abord tenté par ce rôle improbable dans un James Bond apocryphe mis en scène par Rocco Sifredi, je me rends assez vite à l’évidence que nous parlons tous deux mieux le hongrois que l’anglais, et interromps la procédure. Déstabilisée, la brune s’excuse bruyamment : « elle me croyait étranger » ; je suis effectivement étranger, réponds-je avec une certaine méchanceté, car relativement conscient de provoquer ni vu ni connu l’effondrement de la cosmologie à base d’insiders roumanophones et d’outsiders anglophones implantée dans son cerveau sicule dès le début de son ascension politico-sociale dans cette « capitale francophone ».

Elle est habilitée à me montrer le Sénat, institution malaimée du régime unicaméraliste de Traian B., où j’aurais probablement eu accès même avec une barbe, un turban et un AK47 dans chaque main, à condition de m’engager à ne laisser personne vivant à l’intérieur, plus quelques couloirs, paliers et antichambres sans réelle importance, d’une dimension moyenne proche de celle de mon village de Kalotaszeg, hors colline tsigane. Au sénat, le seul visage un tant soit peu familier est celui du président, Mircea Geoana, candidat malheureux aux dernières naumachies présidentielles et actuellement mis en minorité au sein de son propre Parti Social Démocrate. "Depuis la dernière tentative de destitution orchestrée par Băsescu, m’explique la nymphe parlementaire avec un vague amusement, il n’ose plus rater une seule séance. " L’espace d’un instant, en me remémorant les insupportables bigoteries nationalistes de cet énarque balkanique en fin de campagne désespérée, je regrette de ne pas avoir de jumelles de théâtre pour regarder les mains de cet histrion aux abois crispées sur un accoudoir empire.

Pour accéder à la Chambre des Députés, l’intercession hyperphéromonée de la walkyougrie ne suffit plus : le détachement passe sous la direction d’un « officier du protocole », cinquantenaire moustachu et musclé que je ne soupçonne pas un instant d’avoir fait l’école hôtelière, et encore moins de ne pas être officier. Depuis la galerie de l’hémicycle, au bas duquel une cinquantaine de cinquantenaires en pleine possession de leurs capacités de sommeil débattent âprement d’une loi sur la protection des handicapés, je reconnais Toader, camarade de promotion de la rue d’Ulm qui, n’ayant pas eu comme moi la chance de devenir imprésario d’orchestres tsiganes, doit gagner sa vie dans des compagnies nettement plus douteuses, apparaissant notamment affublé du portefeuille de la culture dans tel ou tel gouvernement Boc. Il se frotte lentement la barbiche, visiblement préoccupé, outre le sort des handicapés roumains, par l’état d’avancement des travaux de réparation du système de climatisation, qu’on pourrait néanmoins aussi considérer comme des travaux d’installation, étant donné qu’il n’a jamais fonctionné.

Tout en dénonçant, avec une délectation masochiste mal camouflée en indignation démocratique, le coût exorbitant de l’ouvrage pour l’économie de l’Absurdistan (estimé en 2006 à 3 milliards d’euros, et sans doute sous-estimé du fait de l’emploi massif du travail militaire et forcé), les indigènes, toutes ethnies confondues, restent massivement fiers de ce monument élevé à leur incapacité foncière à produire dans tout autre cadre politique que celui de la dictature orientale ; à l’instar de ma guide hongroise et du « roumain protocolaire », la page correspondante du Wikipedia roumain aligne avec orgueil les chiffres et les records : 86m d’altitude et 92m de profondeur (dans la cité fondée par Vlad Ţepeş, il semble difficile d’oublier que la véritable majorité humaine se trouve toujours sous le sol – d’où l’on continue par ici d’ailleurs assez souvent à voter), 7000 tonnes d’acier et 1 000 000 m3 de marbre (oxymore architectural à l’image de ces pseudo-césars pravoslavolatins en uniforme soviétique), 200 architectes et 20 000 ouvriers travaillant aux 3/8… Le communisme s’identifiant dans cette partie du monde au triomphe tardif et péremptoire du système métrique dans un hinterland agraire à base d’aunes, de pouces et de toises, le descriptif de la pyramide finit tout naturellement par ressembler à ces menus de restaurants provinciaux et/ou populaires de l’Absurdistan, ensevelissant leur maigre poésie gastronymique sous le grammage exact et détaillé des viandes, sauces et garnitures (voir illustration en provenance de Buşteni). Ils reproduisent ainsi avec une fidélité clo(w)nesque la manie quantitative de leur programmateur suprême, qui avait intégré au cahier des charges la nécessité métaphysique de voir depuis son balcon impérial une avenue plus longue que les Champs Elysées, et imposé la valeur exacte de la surface au sol du bâtiment, obtenue au moyen d’un calcul cabalistique intégrant la longévité prévisionnelle du bâtiment : 1000 ans, comme d’habitude…

Au bout du compte le savetier-démiurge est mort d’une rafale de mitraillette dans le dos sept ans après le début des travaux de construction de sa pyramide millénaire ; encore de son vivant, il avait dû renoncer à prononcer ses discours sur le balcon impérial, d’où son visage n’était pas reconnaissable depuis l’esplanade au-delà de l’enceinte extérieure, où son peuple, massé, attendait la bonne parole. Ceauşescu avait dû faire construire en catastrophe un petit bastion-tribune à la hauteur du portail extérieur, et c’est deux ans après sa mort, à l’âge de la sonorisation et de l’écran géant, que le conducător américain Michael Jackson, lors de son premier passage à Bucarest-la-joyeuse, inaugure le balcon sur ces mots restés célèbres : Hi, Budapest !

C’est vers la fin de la visite qu’une date d’achèvement mentionnée en passant m’amène soudain à comprendre que l’ensemble des travaux d’aménagement intérieurs de ce monument paroxystique de « l’odieuse dictature communiste » … ont été poursuivis et finalisés, sans aucune inflexion stylistique, par « le nouveau pouvoir démocratique » des années 1990 ! On a même mis une dernière main à ces escaliers-cul-de-sac s’élevant au bout de tel ou tel couloir jusqu’à un palier ne débouchant sur rien, un anti-palier suspendu avec sa balustrade, comme une terrasse, à une vingtaine de mètres du sol, dans l’intention nettement affichée de rendre tangible et visible le concept de « dépense somptuaire ». Pendant que l’UE s’engageait dans ses premières négociations d’intégration avec cette « jeune démocratie de l’Est », des paysannes démocratiquement réquisitionnées finissaient sur place la couture de tapis trop étendus pour être transportables en une seule pièce. Il était d’ailleurs grand temps : c’est sur l’un de ces tapis qu’a été signé en 2004 le traité d’adhésion de la Roumanie à l’OTAN.

Pourtant, tout n’est pas resté en l’état : l’Absurdistan étant, après la chute de « l’odieuse dictature communiste » entré dans un processus d’involution technologique, plus personne ne sait à l’heure actuelle comment démonter, ni donc nettoyer, les milliers de lustres (« totalisant 3500 tonnes de cristal ») qui, trente mètres au-dessus de nos têtes, mesurent en couches de poussière le temps écoulé depuis le début de cet entre-deux-dictatures en voie d’achèvement. A l’arrivée de notre premier ascenseur, je perçois un autre signe du changement de régime dans la chaise concédée aux liftières, sur laquelle elles ont le droit, pendant leurs intervalles d’oisiveté, c'est-à-dire en permanence, de tricoter et de lire des tabloïdes et autres livres de prières, tout en bavardant gaiement avec « les habitués ». Elles sont les seules femelles de plus de trente-cinq ans visibles dans cette dimension hyperdépliée, et naturellement les seules à présenter des signes d’obésité et d’ignorance critique des bienfaits du solarium. Les hommes aussi, « élus », « nommés », « journalistes » et autres agents des services secrets, semblent constituer un isolat biologique de bruns trapus et ventripotents en état de complicité esthétique avec le cliché cinématographique anglo-saxon de l’assassin bulgare.

En contexte, dans l’idiosyncrasie de ce microcosme, on serait donc plutôt incité à considérer les liftières comme une sorte de troisième sexe, a priori dominant, comme dans tout le reste de l’Absurdistan, étant donné que ce sont elles qui conduisent les deux autres sexes vers les restaurants, piscines et saunas interdits des étages inférieurs voire, qui sait, vers ces derniers étages supérieurs et inférieurs auxquels même le moustachu protocolaire – qui connaît pourtant les tunnels menant d’ici au palais présidentiel et sait quelles verrières peuvent se soulever pour permettre l’atterrissage d’un hélicoptère dans tel ou tel hémicycle – prétend ne pas avoir accès. Peut-être qu’en réalité, personne n’y a accès. Peut-être que quelqu’un y vit ; ou du moins, s’y réveille au coucher du soleil…

dimanche 12 septembre 2010

Hôtel Bastion / Bistrot le Caporal (Sinaia)




Propulsé dans la cour de ce manoir surrénové d’un Davos carpatique par la faim de loup consécutive au sacrifice stratégique d’un petit déjeuner improbable dans le purgatoire alimentaire d’un Chamonix carpatique nommé Busteni, j’ai repris confiance dans la gastroprovidence en découvrant (chose rarissime en Roumanie) un menu parfaitement succinct (4 soupes, 4 plats de pâtes, 4 salades, une demi-douzaine de viandes et deux ou trois desserts), et la présence ô combien exotique – et par conséquent rassurante – d’anchois dans la composition d’une salade César m’a conduit à considérer les trois offres de viande panée comme autant de concessions nécessaires aux penchants massifiés, faites sans réelle adhésion à la mystique lipidique du post-communisme hôtelier. Après une classique et rassérénante soupe de boulettes de bœuf (perişoare) « à la grecque » qui, peu grasse et finement persillée, me coûte 12 lei, pour 25 de plus, on me sert une portion raisonnable de tranche de poitrine de poulet aromatisée façon satay et cuite au grill, accompagnée à ma demande de champignons sautés. Si le poulet, tendre et goûteux, peut pour le moins prétendre au qualificatif de salonfähig, les champignons m’ont tout simplement ravi. Compte tenu de l’heure matinale et de projets de semi-alpinisme alimentés par la présence, une centaine de mètres en amont, de ce joyau universel du kitsch que constitue le Château de Peleş, un jus d’orange frais, servi dans des conditions idéales de consistance et de température, m’a permis de maintenir cet enthousiasme imprévu à l’abri des désillusions auxquelles m’aurait éventuellement exposé, comme toujours à l’Est d’Arad et à l’Ouest de Batumi, l’examen d’une éventuelle carte des vins.
Autre concession aux idiosyncrasies bizarres du bétail humain qui afflue chaque week-end d’une capitale trop proche, un choix de pizzas, honteusement camouflé dans un menu séparé, m’a été épargné, probablement en raison de l’absence de casquette de base-ball et de tennis blanches aux deux extrémités verticales de ma physionomie. Avec son service rapide et aimable, son wifi gratuit et son cadre serein, l’un dans l’autre, le bistrot donne plutôt envie de mettre à l’épreuve le restaurant qu’abrite ce même hôtel, doté d’une charmante terrasse donnant sur un torrent de montagne, et avec lequel il fait a priori cuisine commune, voire l’hôtel lui-même, moyennant adhésion préalable à un parti de gouvernement.

http://www.hotelbastion.ro

mercredi 8 septembre 2010

ABSURDISTAN – note 2 : coulisses du Show-Rom


Apprendre le roumain, en dépit d’une relative facilité pour les francophones, est un exercice ingrat. Côté dépenses, la langue étant mal fixée, on glisse constamment du vulgaire au livresque et retour, sans jamais pouvoir compter sur l’aide des natifs, qui dans leur immense majorité sont convaincus de mal parler, et se contentent d’ailleurs généralement de comprendre 50% de tout ce qu’on leur dit – et vu ce qu’on leur dit en général, c’est presque trop. Retour sur investissement : vu l’effroyable dynamisme économique des territoires de parlance de cette belle langue (soit essentiellement : Absurdistan et République Moldave), pour vos enfants, je recommanderais plutôt le chinois.


Mais depuis le début du show-rom (variante politique du showroom) de Nicu Sarkozy, je rentabilise enfin mon investissement. Autant la version doublée frantzouse oscille entre le pompier et le kitsch, autant cette tragifarce camp devient, vu d’Absurdistan et en VO, d’un comique limite brechtien. Pendant que, dans la zone mutante, les indignés professionnels ou pavloviens de la gauche compassionnelle convoquent une fois de plus toute leur fantasmagorie épihitlérienne au secours d’une vacance durable du concept, je regarde à la télé bsurde les victimes de ces « rafles » débarquer à l’aéroport de Bucarest-la-joyeuse. Certains, mieux informés des usages télévisuels modernes, se couvrent le visage avec le veston Nike constituant le haut de leur costume populaire, d’autres vont au-devant des caméras avec l’histrionisme inné de leur peuple, pour dire avec fierté combien ils ont touché pour monter dans l’avion (c'est-à-dire, vu d’Absurdistan, un joli paquet), et quand ils comptent retourner en France (c'est-à-dire très bientôt) ; habitués à ne pas chercher de sens dans la phénoménologie timbrée du monde gajo, ils ne s’étonnent même pas de ce bref contretemps, et n’ont pas le moindre mot de reproche à l’égard de la France. On finirait presque par les soupçonner de vouloir rendre service à leur lointain cousin Sárközy, qui a fait une si belle carrière « de l’autre côté », comme on dit par ici. Aux journalistes bsurdes qui, avec la vraie-fausse naïveté des classes moyennes hors-sol du Tiers Monde, leur demandent pourquoi ils refusent de rester en Absurdistan (comme si ça constituait un devoir civique…), ils répondent au contraire on ne peut plus pragmatiquement qu’ils préfèrent les pays dotés d’écoles et d’hôpitaux – surprenante opinion d’ailleurs largement partagée par leurs compatriotes à épiderme moins foncé qui, chaque années, par dizaines de milliers, votent avec leur pieds contre le pays de (C)VCVscu (structure syllabique de la dictature bsurde : Ceauşescu, Iliescu, Băsescu), pour ces contre-candidats de facto que sont Madrid, Milan, Barcelone, Lyon, Valence, Strasbourg… En gros, la proportion de tziganes dans cet exode massif ne doit pas dépasser le tiers, et divers cas de mendicité roumaine non-tzigane en France m’ont été signalés par des roumains, qui a priori savent de quoi ils parlent.
Mais les foudres de l’une et indivisible, bien emmerdée avec son chômage massif, se dirigent semble-t-il exclusivement sur le tiers foncé, peut-être dans l’espoir de faire oublier qu’ils sont eux aussi citoyens du même état, et DONC de l’Union Européenne, vache à fric de l’agriculture et de l’industrie française, où la Roumanie doit d’ailleurs en grande partie sa place à la pression d’une France bien trop sensible au sex appeal du gros marché Elf Aquitaine et au lobbying discret de l’OTAN pour se souvenir, à l’époque, de ce petit million de tziganes auquel elle accordait par la même occasion le DROIT de séjourner sur son sol. Ce qui rappelle l’attitude de la France, complice faux-cul de toutes les vagues génocidaires, face à une autre minorité trop visible, quand toute la hargne antisémite de la bourgeoisie des années 30 s’abattait en apparence sur ces pouilleux de juifs polonais, à ne pas confondre avec le fringant israélite français. A quand le passeport roumain amélioré, avec certificat anthropométrique de blancheur délivré par la patrie des droits de l’homme ?

Le même jour, la version électronique de La Dépêche m’apprend (http://www.ladepeche.fr/article/2010/09/05/900400-La-saucissonnade-republicaine-tourne-au-vinaigre.html) qu’à Toulouse, on a aujourd’hui besoin d’un cordon de CRS pour manger du saucisson et s’opposer à l’Islam en public. Commentaire d’une « jeune militante » venue « contre-manifester » : « Ces gens-là n'ont pas à se rassembler! » Tout l’esprit des lumières. Voilà donc l’erreur des tziganes : être chrétiens, riches de cinq siècles d’histoire européenne, et généralement peu violents. S’ils étaient dix millions, musulmans et vindicatifs, Sarko l’intrépide se reporterait vraisemblablement sur une autre minorité visible pour requinquer son aile droite. Lequel Sarko a compris qu’électoralement, dans un contexte de débâcle financière et économique (dont il n’est certes pas plus responsable que ses soi-disant opposants…), la bataille au centre est perdue d’avance pour lui. Et que, pour s’auto-déborder à droite, il faut bien qu’à défaut de proie, il jette un leurre en pâture aux chiens d’une grogne populaire par ailleurs rigoureusement muselée.
Occasion en or, pour une gauche également vendue corps et âme à la racaille financière, et subséquemment tout aussi dénuée de solutions face à la crise, d’entonner, à défaut de discours articulé, une logorrhée compassionnelle qui parachève l’oblitération du seul enjeu réel de cette pénible affaire, à savoir que si les expulsions sont intolérables, ce n’est pas parce qu’elles « persécutent des misérables » (au contraire : certains se débrouillent si bien en France que même leur cachet dans ce mauvais opéra-bouffe se solde, compte tenu de la perte de temps, par un léger manque à gagner pour « leur petite entreprise »), mais parce que leur illégalité dépasse en gravité la violation de lois françaises, étant donné qu’elle constitue une VIOLATION D’UN TRAITE INTERNATIONAL ratifié par la France – tout le contraire, donc, de ce que François Rebsamen, voyou-maire de Dijon et célèbre organisateur de buffets halal (http://www.ripostelaique.com/Comment-peut-on-accepter-la-viande.html) appelle curieusement « reconduire à la frontière des étrangers en situation irrégulière » (http://www.leparisien.fr/politique/francois-rebsamen-les-maires-ont-raison-d-expulser-les-roms-03-09-2010-1053237.php), « reconduction » contre laquelle son propre parti appelle néanmoins à manifester. Il s’agit … du PS.


Rien dans tout cela, cependant, qui soit de nature à surprendre les intéressés, citoyens d’Absurdistan, où le dominator Băsescu assoit tantôt sa popularité sur des répliques du style « tzigane puante » (prononcé – circonstance atténuante – à l’encontre d’une journaliste), tantôt, compte tenu de l’importance démographique, donc électorale de la minorité tzigane, sur sa présence dansante, alcoolisée et télévisée aux fêtes familiales de tel ou tel magnat tzigane. Ici et là, même duplicité insolente de la voyoucratie du continent Titanic. Reconnaissons à la variante roumaine, dans sa bonhommie agraire, un vague supplément d’âme par rapport à son équivalent mutant. Et d’ailleurs, une fois n’est pas coutume, Teodor Baconsky, étoile montante de la droite intellectuelle et chef de la diplomatie bsurde, s’est conduit presque dignement face aux affronts français, en osant rappeler à big brother que les basanés indésirables en question étaient citoyens roumains, donc communautaires – audace bien insolite dans cette colonie virtuelle, peut-être due à la semi-lucidité du pouvoir orange (qui se rend bien compte que l’UE, dans sa forme actuelle, appartient au passé, mais s’imagine pouvoir compenser son parachutage imminent en convolant en secondes noces avec une superpuissance américaine encore plus périmée…), mais que l’honnête homme, en tout état de cause, se doit de saluer.

RAPPELS :
* A part quelques moldaves importés sous Băsescu l’orange pour des raisons tout aussi électorales, la Roumanie n’a pratiquement intégré aucun élément externe dans l’UE par voie de naturalisation, alors que la France, membre fondateur, est sans aucun doute le plus gros importateur européen de musulmans africains par tête d’habitant.

* Je refuse sciemment l’emploi du terme « rom », produit de la political correctness, qui est de plus inexact, les tziganes étant dans la plupart des contextes actuels envisagés dans une perspective socioculturelle, et non strictement linguistique ; or, du fait d’acculturations anciennes (ex. : tziganes roumanophones du Sud de la Hongrie) ou récentes, une grande partie des personnes subjectivement et objectivement caractérisées par l’identité tzigane ne sont pas locutrices de la langue romani.

lundi 6 septembre 2010

Salade de Spaghettis et Courgette




Rationalisation : Préméditant un dîner en tête à tête avec la femme d’un ami ou une militante PS, donc sans baisers ni calories, prendre 150 g de spaghettis de blé dur Castagno au piment, les cuire dans beaucoup d’eau salée, passer et réserver à température ambiante. Pendant la cuisson et le refroidissement des pâtes, émincer la moitié d’une courgette de taille moyenne en lamelles à peine plus épaisses que les spaghettis et un oignon rouge coupé en deux en rondelles plus fines que les spaghettis. A feu moyen, dans deux cuillérées à soupe d’huile d’olive extra-vierge, faire revenir les lamelles de courgette al dente, jusqu’à les rendre translucides, en retournant délicatement avec une cuiller en bois pour ne pas les écraser. Couper les spaghettis en trois sur une planchette et les placer dans un saladier, ajouter les demi-rondelles d’oignon et mélanger délicatement, de façon à séparer l’oignon. Ajouter une cuillérée à soupe de sauce soja Tamari, deux gousses d’ail broyées et poivrer pour obtenir un plat amphibie, transfuge gustatif parlant aussi bien la langue du muscat doux de Tokaj que celle du Beaujolais.
Réalité : découvrir à 4 heures du mat qu’Andreï Tarkovski est beaucoup plus chiant que Béla Tarr, mépriser l’appel de l’édredon du haut de l’éthique de ceux qui lisent tard dans la nuit et, en proie à une soudaine intuition de l’hiver à force de regarder des films russes, voyager du salon vers le Sud domestique d’une cuisine en flagrant délit d’après-dîner. Un fond de spaghettis en existence résiduelle sur la cuisinière échange des clins d’œil avec le panier à oignons pour suggérer l’imminence d’une salade de nouilles. Dont acte. Ensuite, victime de la mauvaise habitude des goulots doseurs, se retrouver avec une bavure de soja à camoufler et se souvenir des quelques rondelles de courgettes rescapées d’une moussaka de dinde et exilées au frigo. Céder ipso facto à l’idiosyncrasie complémentaire de l’ail. Goûter pour essayer de deviner comment étoffer le CV de ce grignotage de restes postulant soudain au titre de recette facile et s’incliner devant l’évidence décevante de la perfection.

dimanche 5 septembre 2010

fără număr: Pour un bolivarisme carpatique


A Jean Ziegler et François Bréda



L’idée d’analyser la situation et les perspectives socioéconomiques et politiques des périphéries de l’Europe au moyen des instruments conceptuels créés par l’histoire du colonialisme (cf. Jean Ziegler, avant tout La Victoire des vaincus) ne devrait plus choquer personne. En dehors des marges allogènes de quelques grands états (généralement suffisamment féroces pour que plus personne n’ose les nommer colonies…), comme le Kurdistan « turc », le monde actuel ne connaît presque plus de colonies dans le sens classique du terme. Néanmoins, la problématique de la colonisation, ou, pour le dire vite, d’une institutionnalisation régionale de la prédation sociale, demeure. Les leçons amères du post-colonialisme (notamment africain) ont amplement démontré que l’absence de souveraineté étatique n’est que l’aspect le plus superficiel, facultatif (voire contre-productif) d’une structure coloniale. Tout comme, dans les termes de Debord, le « spectacle diffus » du capitalisme est plus efficace que le « spectacle concentré » du communisme, le colonialisme diffus des situations mensongèrement dites « postcoloniales » est l’instrument d’une aliénation bien plus profonde que celle qui se déroulait sous l’égide du colonialisme concentré, ou colonialisme de conquête, condamné à s’effacer dès qu’il a créé les prémisses du colonialisme diffus.
En Europe du Sud-est, cette approche revêt même une familiarité trompeuse, du fait de la rhétorique nettement anticoloniale utilisée par les petits nationalismes balkaniques au cours de leurs luttes séparatistes avec les empires qui se sont partagé cette région jusqu’au début du XXe siècle. Ces dominations coloniales ayant pris fin au cours du XXe siècle, cette dialectique de prédation et de dépendance devrait relever du passé. En réalité, c’est naturellement l’inverse qui se produit : en termes socioculturels, comme en Afrique après 1945, l’arriération de l’Europe du Sud-est s’accélère à partir de l’enclenchement du processus (1848-1918) d’accession de ses sous-ensembles à la souveraineté nationale.
Ici, c’est même la glorieuse « construction européenne » (ou « élargissement de l’UE ») – et son corollaire militaire : l’OTAN – qui finissent par fonctionner comme un des meilleurs instruments de colonisation découverts à ce jour. Rétrospectivement, il apparaît que, dans cette partie du monde restée essentiellement rurale jusqu’à la première moitié du XXe siècle, les dictatures communistes ont joué le rôle brutal et ingrat généralement réservé (par exemple en Afrique) à la phase du colonialisme concentré : déstabilisation des sociétés traditionnelles, imposition du paradigme culturel urbain, de la prépondérance de l’économie monétaire, création de marchés nationaux et industrialisation. De ce point de vue, les nouveaux maîtres de l’Europe du Sud-est, même s’ils s’en cachent bien, peuvent être reconnaissants à Joseph Staline : grâce à lui, non seulement ils peuvent, depuis 1990, traiter la Roumanie et la Bulgarie comme le Nigéria et L’Ouganda, mais ils peuvent en outre le faire sans jamais devoir sacrifier aux rituels de mauvaise conscience en usage dans les relations entre « anciennes » métropoles coloniales et « jeunes états du Tiers Monde ».
Certes, ce travail de préparation des soviets n’était pas parfait, et il a fallu, dans les années 1990, dix bonnes années de « transition » pour le parachever. Dès les premiers mois de la « liberté », les oligarchies occidentales ont été, dans le rôle de l’acheteur, complices privilégiés du sac du patrimoine industriel hérité du communisme et, partant, de l’émergence en Europe du Sud-est d’une kleptocratie de facture africaine (voir à ce propos l’excellent film d’A. Solomon, Kapitalism – reţeta noastră secretă). En parallèle, une politique plus ou moins assumée d’immigration sélective produisait ses effets ordinaires de brain drain, l’Occident « sous-traitant » unilatéralement et gratuitement à l’Europe danubienne la formation d’une grande partie de ses ingénieurs, informaticiens, médecins etc., enrichissant ses propres économies de précieux effectifs de jeunes producteurs/consommateurs, tout en vidant les sociétés locales des couches sociales potentiellement contestatrices qui auraient pu s’opposer à l’avènement de la voyoucratie « partenaire ».
Une fois cette faune avide et inculte installée en lieu et place des élites néo-nomenclaturistes (« transition démocratique »), il devint possible – et ô combien profitable – d’« intégrer » la région. Et d’abord, en faisant main basse sur les industries stratégiques qui, à défaut d’exporter et de faire concurrence à celles de la métropole, et parce qu’elles couvrent des besoins élémentaires de la population locale, avaient échappé au sac des années « de transition » : les réseaux énergétiques. En 2005, quelques mois après l’adhésion officielle de la Roumanie à l’Union Européenne, E.on Ruhrgas et Elf Aquitaine se partagent, dans un admirable esprit de coopération franco-allemande, les dépouilles de Romgaz ; même le détail géographique de ce partage respecte la courbure des anciennes colonisations et tutelles politiques : Allemands en Transylvanie et dans le Banat, Français en vieille Roumanie. Depuis lors, exploitant avec un minimum de modernisation technologique les infrastructures créées par feu la République Populaire, ces deux géants énergétiques issus de membres fondateurs de l’Union vendent à la population roumaine du gaz russe et roumain au prix allemand. Superbe exemple de transition du socialisme vers un « capitalisme sans marché » (J.F. Revel) : un monopole d’état national a été remplacé par un monopole privé à capitaux étrangers.
Cette manœuvre relativement simple semble néanmoins un chef-d’œuvre de sophistication, comparée aux « procédures d’encaissement » du second larron de cette campagne « d’intégration » : souvent présentée comme le « prix à payer pour entrer dans l’UE », l’adhésion à l’OTAN et l’allégeance des états de la région (hors Serbie) aux Etats-Unis coûte cependant bien plus que la concession de quelques bases militaires. Peu avant la braderie énergétique, en 2004, la société américaine Bechtel devient le principal sous-traitant de l’Etat roumain en matière de pont-et-chaussées. En l’espace de 6 ans, cette collaboration se solde par d’énormes dépenses et des réalisations quantitativement (parfois même qualitativement) inférieures à celles de l’époque communiste : la Roumanie détient actuellement le record européen du prix du kilomètre d’autoroute le plus élevé. En d’autres termes : moyennant quelques pots-de-vin substantiels à la junte au pouvoir, l’actionnaire américain, sans perdre son temps à gonfler le prix d’un service à la population (comme le gaz, qu’il est toujours possible de contourner, par exemple en se chauffant au bois), se sert directement, au moyen de la coercition fiscale exercée par l’Etat, dans la poche du contribuable roumain ! L’harmonie n’étant pas toujours parfaite au sein du « trust » occidental, l’UE a d’ailleurs ouvert, début 2004, une enquête sur l’attribution de ce marché public ; les résultats de cette enquête restent naturellement d’autant plus discrets qu’un an plus tard, l’oligarchie européenne (sous les espèces d’E.on Ruhrgas et Elf Aquitaine) recevait enfin sa grosse part de curée. Le tout, au milieu de jérémiades récurrentes des occidentaux sur l’inefficacité de la collecte fiscale roumaine – certes faible quand on la compare aux taux atteints dans des pays comme l’Allemagne, mais qui devrait cependant donner pleine satisfaction à Bechtel, habitué à « servir le contribuable » dans des pays où l’exécution forcée du contribuable rétif se fait, dans le meilleur des cas, à l’AK47…
De même, sous la devise « pas de marchandage en famille » : avec ces « nouveaux membres de la famille européenne », nul besoin de GATT et d’OMC pour extorquer une libéralisation suicidaire des secteurs bancaire et financier : à l’intérieur de l’Union, elle va de soi ! Se ruant dans la brèche, les banques occidentales et la grande distribution européenne créent de toutes pièces, en l’espace de quelques années, une « classe moyenne hors sol » jouissant à crédit d’un style de vie comparable à celui des classes populaires occidentales. Résultat : surendettement de la population et déséquilibre croissant de la balance commerciale.
Ensuite, la « crise » mondiale venant s’ajouter aux effets de « l’intégration » pour provoquer une certaine accélération de cette histoire déjà surmenante, on voit réapparaître des mécanismes familiers : les états de la région ayant, comme tous les « états modernes et responsables » transformé une grande partie de cet endettement privé en endettement public, comme la Couronne d’Espagne appelant l’Inquisition à son secours, cette même Union Européenne soumet son « aide financière » à l’accord du FMI, qui impose actuellement auxdits états ses « politiques de rigueur », en vertu de « lettres d’intention » qui semblent avoir été sciemment inventées en hommage aux méthodes de l’Inquisition, qui mettait un point d’honneur à obtenir des aveux publics de ses propres « mauvais gestionnaires » de la grâce divine avant de les « restructurer » sur le bûcher.
Diabolique efficacité du néocolonialisme « à distance » : tant que les populations s’endettent (notamment auprès de ses propres banques) et que les états sauvent les irresponsables d’une faillite méritée, l’Occident ferme les yeux sur ce dévergondage financier aux antipodes de tous les principes de rigueur, dans un accès de respect quasi-religieux des souverainetés nationales ; une fois le crime consommé, retour en force de toutes les vertus néolibérales : surtout pas de dévaluation, qui pourtant résoudrait instantanément le problème budgétaire sans recours à l’emprunt, mais provoquerait la faillite des banques (En précipitant la « classe moyenne hors sol », endettée en devises, dans l’insolvabilité et en provoquant un effondrement des prix réels de l’immobilier, qui garantit la plupart de ces dettes) ! Dans le cas de la Roumanie, le FMI, magnanime, tient compte des leçons de Stiglitz et lui « laisse le choix » entre un durcissement de la fiscalité et des restrictions budgétaires qui, en dépit des acrobaties verbales de Strauss-Kahn, ne peuvent que pénaliser les retraités et salariés pauvres – ceux-là même qui, en raison de la faiblesse de leurs revenus (et, en général, de leur patrimoine hypothécable) n’avaient pas pu participer à la course à l’endettement dont ils commencent justement à payer le coût…
C’est ce qui explique la politique monétariste des états de la région, dont l’endettement public massif des deux dernières années a principalement servi à renflouer les monnaies locales, dans le double but de satisfaire une clientèle politique d’irresponsables surendettés en devises dans leur « course à l’Occident » et de protéger de la faillite les banques locales, dont les sociétés-mères sont presque toutes de grandes banques occidentales. Victimes de cette politique : le tissu économique des PME locales, notamment exportatrices, qui licencient et périclitent (alors même que les niveaux d’imposition directe et les salaires de la zone sont les plus bas du continent) et, à terme, tous les bénéficiaires du Welfare State, dans un contexte de faillite publique imminente.
(Au vu des ces derniers développement, on finit par trouver presque lénifiante l’analyse de Stiglitz, qui a pourtant remué tant d’air en dénonçant dans la Grande Désillusion un FMI trahissant l’esprit keynésien de ses objectifs initiaux au nom d’une orthodoxie néolibérale aveugle. A vrai dire, l’orthodoxie en question n’est, comme on le voit, ni aveugle (bien au contraire…), ni réellement anti-keynésienne : au cours des deux dernières années, elle a fermé les yeux sur tous les gaspillages keynésiens nécessaires pour protéger la racaille financière des conséquences de sa propre irresponsabilité.)
A relativement court terme, cette politique ne peut que conduire à rapprocher la pyramide sociale de la région du modèle à base ultralarge et à sommet effilé caractéristique des pays du Tiers-Monde. D’ici à 2015, il semble donc qu’il deviendra possible de répondre à la vieille question « vers quoi mène la transition ? ». La transition, c’est apparemment le chemin qui, en une trentaine d’années, mène de la RDA vers l’Ethiopie. Et ce, par intégration dans l’Union Européenne !



Ayant établi, à titre de constat, que les relations actuelles entre l’Europe du Sud-est et l’Occident sont celles d’une domination coloniale prédatrice, je passe à la thèse positive de cet article, qui affirme que la situation actuelle de cette région est, mutatis mutandis celle de l’Amérique latine à la veille des révolutions bolivariennes. Les principaux éléments de cette analogie sont :
A) ethnico-démographique : apparition de sociétés créoles ;
B) géopolitique : affaiblissement économique et militaire des métropoles ;
C) idéologique : affaiblissement du paradigme justificateur des métropoles.


A. Dans la perspective qui nous préoccupe, les différences structurelles séparant la négrification de l’Amérique équatoriale et tropicale par le commerce triangulaire et l’implantation et propagation des tziganes en Europe du Sud-est sont négligeables, et d’ailleurs probablement surestimées : s’il est vrai que les tziganes sont arrivés « librement » en Europe, l’esclavage est par la suite devenu un facteur déterminant dans la répartition, l’évolution démographique, sociale et culturelle de ce groupe socio-ethnique dans les sociétés carpatiques et subcarpatiques, et ce, selon une chronologie très proche de celle de la négrification de l’Amérique. La principale différence est d’ordre quantitative : quoique systématiquement sous-estimée, la population tzigane de l’Europe du Sud-est ne commencera que dans quelques décennies à atteindre l’importance relative moyenne des négroïdes en Amérique tropicale.
La sédentarisation des tziganes de la région, suivie par des mouvements généraux d’urbanisation et de rurbanisation, dans un contexte de relâchement des disciplines communautaires et de faiblesse démographique des composantes ethniques « centripètes » (hongrois et allemands, dont les effectifs décroissants ne sont plus remplacés par la colonisation de peuplement), a conduit à l’apparition d’une société créole. Cette dernière s’organise tantôt selon les structures relativement stables d’une société de castes de type cubain (Transylvanie), tantôt sous forme de dégradé parfait dans un contexte de syncrétisme culturel (Roumanie du Sud). Dans tous les cas, cette créolisation favorise la diffusion transversale, « clandestine » car ascendante, de valeurs culturelles tziganes et « indigènes » (les tziganes étant souvent les conservateurs de formes culturelles « archaïques » et « rurales » du monde gajo), qui « croisent » pour ainsi dire, dans une dynamique subtilement schizoïde, le flux habituel (descendant) des valeurs élitaires – c'est-à-dire, en l’occurrence : progressistes, malthusiennes et nationalistes – en provenance des élites compradores, elles-mêmes fragilisées et divisées par l’épisode communiste, les brusques changements de loyauté et la nouvelle donne ploutocratique des années 1990.
Comme les sociétés des Caraïbes, dans un contexte de racisme statique, c'est-à-dire structurel et distributif (structurant sans les empoisonner les relations du blanc avec le quarteron, du quarteron avec le mulâtre, du mulâtre avec le noir etc.), cette société resémantise le vocabulaire importé et transforme en pure façade institutionnelle, en fioriture baroque à la Cabrera Infante les valeurs « blanches » : laïcité à la française ou déisme américain dans les discours d’hommes politiques connus pour leur recours fréquent aux sorcières et aux auspices, étiquette mortifère à l’anglo-saxonne le temps d’un rituel académique de pure façade, suivi sans transition d’une folle soirée nettement inspirée des fêtes villageoises et/ou tziganes, proclamation incantatoire du principe d’impartialité institutionnelle face à une société fonctionnant intégralement selon des mécanismes claniques, etc., etc..
En dépit des efforts soutenus de l’Inquisition progressiste occidentale pour analyser cette créolisation en termes d’« apartheid » et de « problème tzigane », on constate que les zones de la région où le confort moral et matériel des « groupes tziganes » est le plus élevé sont aussi celles où les efforts de « l’état moderne » en vue de leur « intégration » sont les plus dérisoires, voire inexistants, et celles où l’idéologie individualiste antiraciste a le moins de prise sur la société. Cet échec croissant du véritable apartheid (celui de la victimisation et du paternalisme institutionnel, tel qu’il se présente sous une forme assez typique en Hongrie) est lié au discrédit croissant de la promesse économique de l’Occident (cf. infra B) : au moment où des milliers de travailleurs migrants diplômés, parlant une ou plusieurs langues de grande diffusion, refluent vers les Balkans du fait de l’explosion du chômage dans des pays comme la France ou l’Espagne et des conséquences, déniées mais bien réelles, de la préférence nationale dans ces « républiques modernes », il devient difficile pour les missionnaires des droits de l’homme de convaincre les mères tziganes de la supériorité intrinsèque de l’alphabétisation sur la vannerie.


B. Ce que la doxa journalistique décrit depuis 2008 comme une « crise économique » est en réalité le moment d’affleurement à la conscience globale d’un état de dispersion maximale des attributs de l’Empire : les Etats-Unis conservent la suprématie militaire, mais l’économie mondiale est dominée par la Chine (et son bloc continental en voie d’édification), tandis qu’une grande partie des ressources naturelles nécessaires à cette dernière sont détenues par des puissances militairement et/ou économiquement inférieures aux deux premières, mais trop solides pour être colonisables (Russie et, dans une moindre mesure, Brésil, Iran et Australie).
D’un point de vue strictement monétaire, la « crise » en question est patente dès 1971, lors de la suspension de la parité-or du dollar ; là encore, le monde revit en accéléré l’évolution de l’Empire colonial espagnol au XVIIe siècle : détenteurs du Pérou virtuel d’une devise internationale en flottement libre, les Etats-Unis entrent alors dans la même spirale de désindustrialisation (pompeusement rebaptisée « tertiarisation ») que l’Espagne de Quevedo.
Victime des complicités atlantistes de ses élites politiques, l’Union Européenne, suivant l’Amérique sur la voie de l’irresponsabilité néo-keynésienne, ne peut plus que disparaître ou se redéfinir en passant, dans un premier temps, par une phase de contraction (expulsion des états en naufrage financier) qui ne rétablira pas forcément son prestige politique, du fait de la nécrose du sens politique dans les société centrales de cette nouvelle UE (id est : dans le monde allemand). En revanche, ce sauvetage, s’il a lieu, ne pourra qu’augmenter les tensions au sein du trust occidental, c'est-à-dire éloigner encore davantage (peut-être jusqu’au divorce) l’Union Européenne des Etats Unis et de l’OTAN, en raison d’intérêts économiques et stratégiques hautement divergents.
On ne peut que souligner le parallélisme existant, mutatis mutandis, entre cette situation et celle des années 1800, lorsque l’étoile montant de Napoléon Bonaparte vint surimposer un conflit continental à l’ancienne hostilité des puissances maritimes espagnole et anglaise (laquelle culmine dans la destruction de la flotte espagnole à Trafalgar).

Dans ces conditions, pour les citoyens des états de l’Europe du Sud-est, l’affaiblissement/redéfinition en cours de l’Union Européenne met clairement et définitivement hors de portée les attributs du « droit de cité impérial » qui servaient auparavant de carotte au colonialisme occidental sur place : plus aucun observateur sérieux ne peut faire semblant de croire à l’intégration de la Roumanie ou de la Bulgarie à l’Euro, pas plus qu’à l’élargissement à l’Europe du Sud-est des divers espaces de libre circulation créés au sein et autour de l’UE. Dans ces conditions, l’attachement absurde des élites locales téléguidées à un malthusianisme monétaire et social qui n’avait de sens (frauduleux ou non) que dans la perspective de cette intégration n’est plus que le reflet de la cécité suicidaire et de l’incommensurable corruption desdites élites.
Pour autant, l’illusion alternative, typiquement « orange », d’une occidentalisation court-circuitant l’Europe ne se porte pas mieux : pour les états eux-mêmes, il devient difficile d’ignorer le caractère illusoire de la pseudo-garantie de stabilité associée à l’intégration des Balkans orientaux dans l’OTAN, affaibli et décrédibilisé par des guerres lointaines et désastreuses, surtout depuis qu’il devient évident que face à la Russie, l’administration Obama, renonçant (en Ukraine, dans le Caucase…) à la stratégie d’agression des gouvernements précédents, qui motivait en surface l’organisation de « révolutions orange », cherche et trouve avec Moscou un compromis régional. L’affaiblissement consécutif du pouvoir orange dans la région et de son emprise sur les médias conduit à une prise de conscience massive du caractère prédateur et nuisible de l’alliance atlantique (coût exorbitant et finalités douteuses du bouclier anti-missiles, pratiques illégales de la CIA sur le territoire d’états alliés, etc.).
Enfin, le bilan de l’influence occidentale sur la vie politique des états de l’Europe du Sud-est (et de l’ancien bloc socialiste en général) peut désormais être établi avec une certaine distance critique, et il est catastrophique : au lieu de mettre leur autorité morale (encore énorme au début de la décennie 1990-2000) au service d’un assainissement de la vie publique de leurs nouveaux « alliés », les gouvernements occidentaux, téléguidés par les intérêts financiers du monde de la grande entreprise, ont affiché une propension croissante à s’acoquiner avec les pires héritiers des dictatures communistes, et notamment avec ceux qui, sous le masque orange, ont eu l’effronterie de se présenter comme les véritables réformateurs du monde postcommuniste. Presque exclusivement motivé par la défense des tabous idéologiques de l’après-1945 (révisionnisme frontalier, antisémitisme, racisme), leur interventionnisme sporadique et mal informé contre divers phénomènes de la vie politique locale, qu’on peut légitimement qualifier de « tourisme moral », contraste avec la cécité systématique dont ils font preuve face aux exactions continuelles de leurs « homologues » contre l’Etat de droit et leur propre population (cf. notamment l’accablante statistique des plaintes soumises aux instances judiciaires européennes, jugées non recevables dans leur immense majorité). Le caractère ethnocentriste, potentiellement raciste de ce tourisme moral est souvent patent, comme dans le cas anthologique des émois féministes de la baronne hollandaise Emma Nicholson face au mariage « forcé » de la fille du roi tzigane Florian Cioaba, en 2004, émois amplement médiatisés qui se sont soldés par une gigantesque vague raciste dans les médias occidentalistes de la région. En parallèle, l’UE (mandataire institutionnel de la baronne émotive) dénonce la « ghettoïsation des roms »…


C. Comme on le sait, la toile de fond spirituelle des révolutions bolivariennes est le coup fatal porté par les Lumières et la Révolution Française à la cosmogonie catholique romaine qui justifiait la suprématie des couronnes européennes, l’Inquisition, le génocide indien et, in fine, l’entreprise coloniale dans son ensemble.
L’Europe du Sud-est présente certes un tableau partiellement différent, en raison d’une différence de calendrier : non seulement sa colonisation est, jusqu’il y a peu, restée multilatérale (autrichienne/catholique, mais aussi russe et ottomane), mais elle a, de plus, connu un changement de paradigme en cours de campagne : tandis qu’au XVIIIe siècle, l’impératrice Marie-Thérèse organisait encore dans le Banat et les plaines de Hongrie une colonisation de peuplement à caractère catholique et missionnaire (implantation de bavarois catholiques, déplacement de tziganes convertis vers les zones calvinistes), un siècle plus tard, ce sont déjà les idéaux qu’elle cherchait (outre l’orthodoxie et le protestantisme) à combattre, ceux de la laïcité bourgeoise et franc-maçonne, qui contribuent à justifier le colonialisme « par procuration » exercé pour le compte de l’Empire par la Hongrie à compter de la réconciliation austro-hongroise, et en 1945, le retour sur la scène locale de l’impérialisme russe, devenu soviétique, se fait carrément au nom de l’universalisme communiste.
C’est grosso modo ce paradigme occidental du « progrès » et de l’état-nation « moderne » qui continue, au moment où j’écris, à nourrir le discours des élites compradores de l’Europe du Sud-est, actuellement au service de l’Occident : pendant que la grande distribution française pille les économies de la région, pendant qu’Eon Ruhrgas et Elf Aquitaine rackettent la population roumaine et que Bechtel facture des autoroutes inexistantes, les gouvernants roumains, complices du pillage, de la déforestation et du brain drain scientifique et médical, continuent à citer régulièrement en exemple de bonne conduite et de réussite les pays au profit desquels ce colonialisme économique fonctionne. A les écouter, superficiellement bénie à l’Ouest par l’idéologie progressiste du métissage, la société créole est en réalité promise à une normalisation sans pitié : « intégration » des « roms », « socialisation », « éducation », « émancipation » ; en d’autres termes : renforcement du paradigme urbain, sabotage des hiérarchies traditionnelles, atomisation sociale au moyen du productivisme, du féminisme, du culte de la jeunesse (naturellement célébré sur fond de malthusianisme généralisé et de vieillissement réel de la population) et de la vie privée, uniformisation linguistique et massification de l’habitus culturel. Le tout au nom des « droits de l’homme », schibboleth suprême de l’idéologie progressiste.
Oui mais, voilà : l’histoire s’accélère. En dépit des gesticulations d’une arrière-garde progressiste maquillée en « égalitarisme civique », l’effondrement économique de l’Occident ne semble pas devoir déboucher sur un nouveau cycle de la dialectique révolutionnaire moderne, mais sur un changement de paradigme, accompagné d’un déplacement encore plus considérable des centres du pouvoir global : alors que l’effondrement de l’épistémè pré-copernicienne avait tout au plus redistribué les cartes entre puissances occidentales, éloignant le centre du monde de la Méditerranée vers le Nord de l’Europe et de l’Amérique, le naufrage du progressisme occidental annonce et répercute la naissance d’un monde multipolaire dominé par la Chine et l’émergence de bloc continentaux.
La déroute irrémédiable de la gauche politique européenne est un fait consommé. Libre à ceux qui en sont issus et jouissent aujourd’hui d’une lucidité tardive de déplorer cette mort ou d’écrire des oraisons funèbres à la mesure de leur désenchantement. Mais le fait est : après des décennies d’appauvrissement conceptuel et d’évitement systématique de la question culturelle, la gauche perd institution après institution, pays après pays. Même à ce jeu mesquin pompeusement nommé « politique économique », auquel elle a généralement accepté de réduire ses ambitions, elle ne sait plus, comme la droite main stream dont il devient presque impossible de la distinguer, qu’appliquer en aveugle les menues recettes de bricolage sur mourant connues sous le nom de néo-keynésianisme. Elle est finie – à tous les sens du terme : elle a accompli sa mission historique (sauver l’Occident du bolchévisme), et quitte le monde des vivants.

Cet affaiblissement crée les conditions d’une réévaluation des valeurs culturelles immanentes des sociétés créoles carpatiques et subcarpatiques : famille, communauté, Heimat, tradition, fête et transcendance, « emballées » ou non dans un christianisme orientalisant et syncrétique – à la rigueur, qu’importe. Le revival folk hongrois (préparé par l’œuvre des deux grands visionnaires transylvains : Bartók et Kós), mais aussi d’autres phénomènes moins conscients et plus caricaturaux, comme le raz-de-marée de la culture manele en Roumanie, de la narodna dans l’ex-Yougoslavie et l’énorme succès régional du mixte de politique, musique et mythologie véhiculé par les films d’Emir Kusturica et les productions musicales de Goran Bregovic, sont autant de symptômes reflétant, parfois très imparfaitement mais toujours puissamment, cette évolution « à la surface », c'est-à-dire dans des dimensions massifiées de l’être collectif (top 40, cinéma, télévision) prises en compte par l’épistémè actuelle – ou devrais-je dire : révolue ?

Néanmoins, le déficit de crédibilité idéologique des élites compradores, prêchant la « modernisation » et « l’occidentalisation » démocratique au moment où même les médias occidentaux n’arrivent plus à minimiser l’écho du crash sociétal aux USA, et tandis que l’islam fait revenir la question ethnico-culturelle au premier plan de la vie politique dans les « républiques laïques » de l’Europe de l’Ouest, ne suffit pas en lui-même à créer les conditions d’un bolivarisme carpatique : il manque pour cela une prise de conscience univoque, et l’apparition d’une référence idéologique aussi cohérente et incisive qu’ont pu l’être mutatis mutandis au XIXe siècle l’exemple de la France révolutionnaire et napoléonienne, les écrits de Voltaire et de Montesquieu, les poèmes de Byron et la musique de Beethoven.
De ce point de vue, il n’est pas certain que les divers rapprochements tactiques auxquels on assiste sur fond d’anti-américanisme et de sensibilité pro-russe, par exemple entre le post-yougoslavisme et le néobolivarisme d’Hugo Chávez, suffisent à doter d’un véritable contenu révolutionnaire le soulèvement prévisible de cette Autre Europe contre ses élites compradores en voie de discrédit total et définitif. Remarquons notamment l’absence d’un corps de doctrine cohérent et d’un réseau social international comparable dans sa cohérence et sa force à la Franc-maçonnerie du XIXe siècle.



Conclusion

Quoi qu’il en soit, je considère que, dans le contexte de la nécrose socioculturelle frappant actuellement l’Europe de l’Ouest (nécrose dont l’islamisation, en dépit de certains discours populistes, est une conséquence plutôt qu’une cause), le succès potentiel de ce bolivarisme carpatique est la dernière chance de renouveau culturel offerte à l’Europe, à la faveur du changement de paradigme (« crise ») à l’œuvre dans le monde actuel, et espère que les réflexions que cet article a l’ambition de susciter contribueront à faire de cette chance une réalité.
L’opportunité – j’irais même jusqu’à dire : l’urgence – d’une telle évolution est certes paradoxale, le discours dominant s’employant actuellement à souligner la dépendance accrue de l’Europe orientale dans ce contexte de crise ; elle me semble néanmoins incontestable, compte tenu des arguments suivants :
*dans la perspective de la démonétisation et d’une crise alimentaire imminente, en dépit de l’apparente situation de dépendance créée par son intégration forcée dans le circuit agro-alimentaire occidental, l’Europe danubienne conserve les atouts indéniables que lui confèrent : une population rurale importante, à laquelle s’ajoutent d’importants effectifs d’urbains récents aptes à une réintégration rapide à la société agraire, la persistance de techniques ancestrales à faible coût technologique, écologique et énergétique et une culture alimentaire frugale facilitant l’adéquation de la demande à l’offre locale ;
*dans la perspective d’une dislocation au moins provisoire des structures administratives et étatiques, une population majoritairement dotée d’une grande faculté d’adaptation et de micro-organisation (« débrouille », « système D »), et donc un moindre risque de rupture violente du contrat social en Europe danubienne ;
*une densité de population relativement faible et une relative abondance des terres en friche, faisant de cette région climatiquement clémente et compatible avec l’Occident une destination prioritaire pour de nouveaux contingents de colons fuyant l’Europe de l’Ouest et l’Amérique du Nord en quête d’une société pacifique et d’une réelle qualité de vie.

Dans l’esprit du bolivarisme historique et pour lancer le débat, je suggère, à titre d’ébauche d’un programme de réforme, les points suivants :
1) création d’une Confédération Danubienne conçue comme une alliance de régions et de sous-régions selon un principe de subsidiarité étendue ;
2) révocation des traités d’adhésion à l’UE et à l’OTAN ; création d’une armée confédérée sur le modèle Suisse ;
3) nationalisation des avoirs locaux des banques et grandes entreprises multinationales à hauteur des efforts financiers précédemment consentis sous leur pression pour sauver les monnaies et les banques ;
4) suppression des brevets et de l’ensemble de la propriété intellectuelle détenue par l’Occident sur le territoire de la Confédération, au titre du remboursement des coûts éducatifs détournés dans le cadre du brain drain.
5) démocratie nataliste : un vote supplémentaire par enfant à charge pour tout électeur ;
6) création d’une banque centrale et d’une monnaie commune, dévaluée par rapport au cours actuel des monnaies locales, pour rendre possible la réindustrialisation et pénaliser l’import ;
7) forfaitarisation et réduction des impôts applicables à l’agriculture et à l’élevage, redéfinition des normes agro-alimentaires en provenance de l’acquis communautaire UE, distribution de terres non-aliénables aux chômeurs désirant revenir à l’agriculture ;
8) réajustement des politiques éducationnelles sur les besoins économiques effectifs de la Confédération ; priorité aux langues de la Confédération et réintroduction massive de l’allemand et du russe ;
9) valorisation des langues, cultures et techniques traditionnelles, et notamment de celles des ethnies tziganes.

(Une version annotée de cet article est en cours de parution dans les actes de l’édition 2010 de l’école d’été de dialogue interculturel DivaDeva)

vendredi 3 septembre 2010

ABSURDISTAN – note 1 : le Grand Roque


Emil Boc, premier ministre potiche d’Absurdistan, a rendu publique hier « sa » décision, ratifiée par « son » Parti Démocrate Libéral (PDL), de remanier six ministres de « son » gouvernement, dont les barons PDL Adrian Videanu (économie) et Radu Berceanu (transport) et un ministre non-membre du parti : Sebastian Vlădescu (finances), présenté comme un économiste à fibre libérale personnellement proche du président Traian Băsescu (ipse dans l’usage latin, antécédent de la plupart des possessifs d’usage non impropre employé à propos d’institutions bsurdes).
L’interprétation qui domine la presse roumaine pro-Băsescu (et notamment les quotidiens Evenimentul Zilei et Jurnalul Naţional) – et qui ne manquera donc pas d’encombrer dès ce soir la presse française sous forme d’encarts en marge d’articles de fond sur l’évolution des labels halal – consiste à voir dans cet épisode un virage majeur dans la vie politique bsurde des deux dernières années, télénovellistiquement intitulé « la rupture Boc-Băsescu », sous prétexte que le remaniement affecte aussi Sebastian Vlădescu, protégé de Băsescu, et qu’il a suscité l’insatisfaction bruyante d’Elena Udrea.

{ENCART FARMVILLE : en effet, les mâles alphescu (dits « Dominators ») de l’Absurdistan sont généralement des lâches rusés, comploteurs et rancuniers vivant en état de dépendance psychosexuelle avec une chaudasse blonde insolente portant le titre rituel d’« Elena », ce qui, le cas échéant, permet entre autres de la distinguer d’une éventuelle épouse civile du Dominator, comme la Maria de Băsescu. L’Elena de Băsescu, surnommée Udrea, est actuellement ministre du développement régional et du tourisme dans le gouvernement Boc.)}

Annoncé par un mois de rumeurs, érotisé par une série de fuites savamment orchestrées, ce remaniement intervient au moment où le PDL, parti de gouvernement créé ad hoc pour servir les intérêts de Băsescu, vient d’atteindre un minimum historique de popularité, à la veille d’une motion de censure que le gouvernement pouvait perdre, compte tenu de l’inquiétude croissante des jeunes parlementaires de la majorité qui craignent la vindicte populaire et ont besoin d’au moins une réélection pour atteindre leurs « objectifs politiques » (à savoir : 1) s’en foutre plein les fouilles, 2) s’en foutre plein les fouilles et 3)… devinez !). Sa conception et son exécution confirment à mon sens l’habileté politique de Traian Băsescu, dont le génie stratégique de couture authentiquement byzantine apparaît pleinement dans ce mouvement auquel même le Cardinal de Retz aurait probablement concédé l’attribut de finesse. J’ajouterais pour ma part : lucidité et préméditation.


Lucide, Băsescu connaît bien son électorat et a conscience de sa disparité sociologique. Le Grand Roque opéré hier lui permet d’espérer un regain de popularité dans les deux principaux sous-groupes dudit électorat :
*directement, auprès de son fan-club personnel de ruraux et d’urbains peu éduqués et peu politisés, une sociologie créolisée de bistrot et de manele (link ci-dessous vers une video électorale du maneliste Nicolae Guţa), qui retiendra principalement de cet épisode que son idole est désormais en conflit avec un premier ministre mutiné (comme deux ans auparavant avec Călin Popescu Tăriceanu) qu’il ne peut pas destituer, donc coupé des leviers du pouvoir, et par conséquent relativement peu responsable des futures erreurs de l’exécutif, condamné à en commettre quotidiennement dans un contexte économico-budgétaire de faillite d’état imminente et de grave déficit de compétence, pour cause de clientélisme généralisé.

http://www.youtube.com/watch?v=E8SQWJgkXR0&feature=related
*indirectement, auprès d’un électorat PDL à motivations socio-idéologiques : la classe moyenne hors-sol constituée d’urbains semi-doctes et « anti-communistes » qui continuent en dépit de l’évidence sensible à croire à ses slogans de « lutte contre la corruption » ; plus encline que le groupe précédent à voir la malversation, plutôt que la maladresse, à l’origine du naufrage des institutions, cette catégorie d’ex-futurs yupies bien aigris par la crise a été particulièrement sensible à la campagne de diabolisation des « barons » PDL, organisée dans un pur style maoïste par le tandem Băsescu-Udrea au cours des cinq derniers mois, campagne dont même la presse d’opposition s’est rendue inconsciemment complice en amplifiant des rumeurs probablement téléguidées sur l’opulence et la corruption des barons. Compte tenu des capacités d’auto-aveuglement surhumaines de ce groupe, que je caractériserais subjectivement comme « le plus sordide ramassis de larves décérébrées de l’histoire moderne », le remplacement d’une demi-douzaine de pantins par une demi-douzaine de pantins encore plus insignifiants aura probablement suffi à Băsescu pour gagner au moins deux mois de sursis dans l’effondrement de la popularité du gouvernement. Et il obtient cet effet sans même avoir à sacrifier sa reine : le premier ministre téléguidé Emil Boc, dont le sacrifice rituel, prévisible à l’horizon de janvier 2011, constitue une cartouche de diversion encore intacte dans son barillet.


Prévoyant, Băsescu a prémédité son coup, non seulement à partir du printemps 2010 par la mise en scène d’une scission interne entre « réformateurs » virevoltant autour d’Elena Udrea comme mouches sur leur bouse et « camp des barons », mais aussi, dès décembre 2009 (et probablement encore plus tôt), en gonflant de sa propre main la baudruche Vlădescu, dotée d’une visibilité médiatique à la mesure du surdimensionnement de son égo et de son bide, quoique parfaitement neutre d’un point de vue opératif (la politique financière du pays étant, depuis qu’il est ministre, le résultat d’un marchandage impitoyable entre Băsescu et des puissances tutélaires avançant sous le masque du FMI/Banque mondiale). Titulaire du portefeuille « cœur de cible » des finances, particulièrement sensible en période d’accroissement de la pression fiscale sur une population appauvrie et de restrictions budgétaires massives, Vlădescu était de toute façon assis sur un siège éjectable ; mais sa non-appartenance au PDL, et la mise en scène façon « secret de polichinelle » de ses accointances avec Băsescu en ont fait une cartouche à fragmentation : prima donna dans l’opéra-bouffe « punition des mauvais ministres », il sert en même temps de personnage-clé à l’épisode de politique fiction « Boc se révolte contre Băsescu » : exorcismes en série et en parallèle.

L’aspect le plus controversé – et donc probablement le mouvement le plus subtil – de ce Grand Roque concerne la réaction d’apparente déception courroucée d’Elena U, réclamant devant le parti la démission en bloc du gouvernement Boc (ou peut-être la démission en boc du gouvernement Bloc, tant les lèvres lui tremblaient).
Probablement influencé dans ce choix par la haine déclarée qu’il voue au pseudo-couple présidentiel, l’analyste Mircea Badea a proposé un scénario dans lequel Băsescu, après avoir promis à sa concubine un changement de gouvernement débouchant sur sa nomination comme premier ministre, se serait, par manque de confiance en elle, ravisé sans l’en prévenir. Même si tel était le cas, gageons que Băsescu a probablement calculé les effets de cette surprise, la « crise de nerfs » d’Elena ne pouvant que contribuer à rendre le show encore plus crédible.
Cependant, cette explication me semble hautement invraisemblable, d’abord et avant tout, parce qu’Udrea n’est probablement pas assez stupide pour vouloir occuper le fauteuil de Boc au pire moment du festival de tir forain antigouvernemental, alors qu’il est même évident que l’un des principaux gains de l’opération pour Băsescu consiste à avoir su conserver un premier ministre à jeter prochainement aux lions du mécontentement populaire. Dans ces conditions, courir le risque de réactions incontrôlées ressemble si peu aux habitudes de Băsescu qu’il me semble évident qu’Udrea est du côté de la mise en scène : instruite du scénario, elle a méticuleusement appris son rôle et contribué en connaissance de cause au succès de la scénette.

Dans un autre registre, en revanche, force m’est de donner raison à Badea : compte tenu de l’intelligence machiavélique du personnage, le degré de dépendance de Băsescu vis-à-vis d’Udrea, sa fidélité à un pion dont le sacrifice dostoïevskien (« la tentatrice immolée »), en termes de rentabilité image, dépasserait probablement toutes les autres manœuvres de diversion passées et à venir du génial prestidigitateur, laissent effectivement rêveur. Pour citer Badea : « je ne sais pas ce qu’elle fait, mais elle le fait bien ».

Da ist nun einer schon der Satan selber
Der Metzger: er! und alle andern: Kälber!
Der frechste Hund! Der schlimmste Hurentreiber!
Wer kocht ihn ab, der alle abkocht? Weiber!
Das fragt nicht, ob er will — er ist bereit.
Das ist die sexuelle Hörigkeit.

jeudi 2 septembre 2010

ABSURDISTAN – note 0 : le Farmville des Carpates


Après quelques tentatives peu convaincues, et d’ailleurs effectivement vaines, pour vendre à la presse française (et notamment à Courrier International, qui m’a poliment répondu, sans probablement mesurer l’ampleur de la vérité énoncée, que « nous n’avons aucun poste à pourvoir correspondant à votre profil ») mon expertise carpato-danubienne, dont elle n’a naturellement aucun besoin, d’une part parce que le continent France dérive à grande vitesse dans une direction opposée à celle de l’Europe, d’autre part parce ladite expertise est essentiellement fondée sur une connaissance concrète et prolongée du terrain et la maîtrise des langues locales, qualités généralement suspectes dans cette capitale mondiale de l’idéologie que reste Paris – après avoir concédé l’art à New-York et même le sexe à Budapest, un label de qualité du handjob journalistique, c’est toujours ça – j’ai finalement décidé, comme tous les autres frustrés du photocomposé périclitant, de badigeonner la toile de ladite expertise, gratis et pro malo, c'est-à-dire moins dans l’espoir de rentabilisation a posteriori qui possède la plupart desdits frustrés que pour le pur bonheur d’humilier devant un public choisi tous ces balkanologues et carpathosophes salariés de l’intelligentsia francophone, facilement reconnaissables, outre leur prononciation hypercorrecte des noms propres locaux (les seuls mots de la langue qu’ils comprennent), à une vaste collection de diplômes obtenus à au moins mille kilomètres de l’objet supputé de leurs pseudo-études et à une totale incapacité de prédiction concernant l’avenir de leur zone d’expertise.
Que les visiteurs du blog qui le fréquentaient jusqu’ici pour s’informer de diverses péripéties de ma vie privée (naturellement plus intéressante que la vie politique roumaine) ou profiter des retombées philanthropiques de mon génie gastronomique se contentent de sauter ces pages dont il reconnaîtront néanmoins que leur ennui hyperbolique, sous ma plume à moi, ne peut être qu’un symptôme univoque de l’adaequatio rei et intellectus.
Pour les autres lecteurs : dans une fidélité toute alsacienne à l’esprit de l’empirisme et en hommage à l’indéniable succès commercial de Farmville, je vous propose de construire un pays du tiers-monde proche : l’Absurdistan. Comme tous les pays, l’Absurdistan a des frontières, permettant la contrebande, et comme pour la plupart des états représentés à l’ONU, le tracé de ces frontières a pour principale justification géographique, ethnique et politique un sombre marchandage réalisé à un moment ou à un autre du siècle écoulé entre les chancelleries de Paris, Londres et Washington. Comme dans la plupart de ces états, la politique « nationale » n’a jamais (il serait plus correct, mais infiniment moins réaliste, de dire « pas encore ») dépassé le stade néo-patriarcal du pouvoir personnel à rhétorique paternaliste. Dans le rôle du mâle alpha, un « président de la république » nommé Traian Băsescu, mâle alpha dont la calvitie et le strabisme suffisent à suggérer que, sexuellement, son ethnie reste assez loin des égarements postmodernes de la métrosexualité et du decapriotisme. En dépit de divers fétiches et breloques législatives en provenance du Monde Réel (dont une « constitution » lui assignant, entre autres balivernes, un rôle diplomatique et arbitral à l’écart des luttes politiciennes), il va de soi qu’il sera, jusqu’à ce que la meute le chasse du centre de la cage (soit, en langues coloniales : « suspension », « démission », « passation de pouvoir »), le personnage principal de ces chroniques. Le centre de la cage est localement connu sous le nom de Bucarest-la-Joyeuse ; c’est en général le seul endroit d’Absurdistan connu – quoique lui aussi, plutôt par ouï-dire – des experts à qui vous devez l’essentiel de vos informations quotidiennes sur ce pays. Dans une phase ultérieure du développement de ce blog, j’introduirai des fonctionnalités ludiques vous permettant, en échangeant des matières premières virtuelles et des financements européens avec d’autres oisifs blogomanes, de doter progressivement Bucarest d’un réseau d’égouts, de construire des routes et d’électrifier des voies ferrées centenaires pour la relier aux autres villes principales du pays, d’y supprimer l’exorcisme et la violence conjugale et de déterminer au million près combien de tziganes vivent en Olténie. A terme, l’Absurdistan deviendra peu à peu un pays comme le votre, stérile et chiant, plein de féministes malbaisées, de lounges non-fumeur, d’industries chimiques et de magasins bios. Dieu merci, nous n’en sommes pas là.

mercredi 1 septembre 2010

Moussaka de Dinde




A la fois iconoclaste et puriste, cette recette se propose d'une part de rendre à la dinde, malmenée par les agissements culinaires de l'humanité transatlantique mutante, un contexte gustatif digne de sa chair fine et légère, d'autre part de dégager l'étymon musaqqa'a ("frais") de sa gangue balkanique de sauces blanches, patates et autres féculences pravoslaves.


Prendre une cuisse supérieure de dinde piquée à l'ail sauvage de l'économie informelle et drapée de feuilles de basilic frais, dans une terrine romaine "Deutscher Nation" (cf. illustration) humide et à peine graissée à l'huile d'olive, entourer complaisamment d'épaisses rondelles d'aubergine et de courgette jusqu'à bien remplir la terrine, saupoudrer dialectiquement de rondelles d'oignon rouge et de piment fort, sel, poivre, mettre au four de la cuisinière néocommuniste (cf. illustration) préchauffé en mode "chauffage central par défaut", une heure à couvert, une demi-heure à rissoler façon "bouclier anti-missiles" et un quart-d'heure en méditation transcendantale sur la crise énergétique et l'effet de serre, c'est à dire à four éteint et fermé.


Tenir en respect au moyen d'un rouge sec et puissant sans hybris fruitière déclarée, type cabernet sauvignon d'une demi-douzaine d'années.