Au contraire du Château de Peleş, dont l’ornementation rococo-médiévale d’inspiration sécession renaissante a (je l’espère) pour principale finalité de créer une illusion de grandeur autour de cette bicoque à peine plus monumentale que certains Taj-Mahal tsiganes de la banlieue de Huedin, le Palais du Peuple, édifice administratif civil le plus grand du monde, est de prime abord, tel que je l’aperçois en perspective depuis l’une des avenues dithyrambiques qui y mènent, victime d’un effet de réduction. Ce n’est qu’au-delà du premier check point, en arrivant « au pied du bâtiment » – c’est -à-dire quelque-part au milieu de la steppe aride, imparfaitement transformée en parking pour quelques dizaines de milliers de véhicules, qui sépare le mur d’enceinte du bâtiment lui-même – que je deviens conscient d’être sur le point de pénétrer dans la seule pyramide visible sur le sol de l’Union Européenne.
Son nom officiel au cours de « l’âge d’or » autoproclamé de Nicolae Ceauşescu était la « Maison du Peuple » ; ses assassins et héritiers, autoproclamés « régime de la transition démocratique », l’ont rebaptisée « Palais du Parlement », sous prétexte qu’il héberge, outre un stade de foot souterrain, le musée national d’art contemporain, un restaurant avec piscine et autres expositions permanentes et temporaires, le sénat et la chambre des députés ; cependant, comme l’immeuble ressemble presque autant à une « maison » que la pyramide de Chéops (qu’elle dépasse de 2% en volume total), et évoque à peu près autant le parlementarisme que Pyongyang, qui a fourni à l’architecte Anca Petrescu le modèle de ce quartier néologique, on l’entend parfois appeler Palais du Peuple, dénomination plus proche du réel, mais qui reste franchement euphémistique pour désigner cette construction typiquement théocratique, où l’on devine bien, même sans la moindre notion d’histoire, que le « Peuple » n’y a sa place qu’à l’état de déité éponyme, prêtant comme Quetzalcóatl son nom au Grand Prêtre destiné à être de iure le seul occupant mortel des lieux : la Pyramide du Peuple.
Le tremblement de terre de 1977, tout en préparant la voie aux bulldozers de Ceauşescu, avait rappelé le risque sismique élevé de la zone de Bucarest. Subséquemment, la Pyramide du Peuple a sciemment été construite sur un bloc rocheux connu sous le nom de Colline de l’Arsenal ; une fois le peu d’humus qui pouvait encore la couvrir enterré sous les décombres des 7km² de vieux quartiers rasés pour faire place à l’inspiration nord-coréenne d’Anca Petrescu, le Chéops bsurde disposait enfin d’un véritable désert pour entourer sa pyramide néoclassique monochrome. Les rares tentatives, dérisoires et tardives, de réintroduction du règne végétal dans cet arrondissement de la lune sont donc naturellement restées vaines. Faut-il vraiment le déplorer ? En termes d’effet optique, à moins de planter exclusivement des séquoias à feuilles d’If et des eucalyptus géants, elles auraient a priori débouché sur la formation d’une sorte de lichen pitoyable sur les rebords inférieurs du colosse, d’une lèpre cellulaire à l’image de cet autre parasite disgracieux dont la présence, certes rare et contingentée, perturbe l’harmonie létale de cet espace galactique : l’homme.
A l’intérieur, au bout d’un petit vestibule un peu trop petit pour l’organisation de matchs de rugby, nous sommes reçus par une grande brune servie sur talons aiguille, en mini-jupe et décolleté vertigineux, que des mensurations de top-modèle, son bronzage intégral surhumain et sa coiffure à trois chiffres permettent d’identifier d’emblée comme une assistante parlementaire. Dès les présentations, comme sous l’effet d’un interrupteur invisible, elle se branche tout naturellement en mode « British Council ». D’abord tenté par ce rôle improbable dans un James Bond apocryphe mis en scène par Rocco Sifredi, je me rends assez vite à l’évidence que nous parlons tous deux mieux le hongrois que l’anglais, et interromps la procédure. Déstabilisée, la brune s’excuse bruyamment : « elle me croyait étranger » ; je suis effectivement étranger, réponds-je avec une certaine méchanceté, car relativement conscient de provoquer ni vu ni connu l’effondrement de la cosmologie à base d’insiders roumanophones et d’outsiders anglophones implantée dans son cerveau sicule dès le début de son ascension politico-sociale dans cette « capitale francophone ».
Elle est habilitée à me montrer le Sénat, institution malaimée du régime unicaméraliste de Traian B., où j’aurais probablement eu accès même avec une barbe, un turban et un AK47 dans chaque main, à condition de m’engager à ne laisser personne vivant à l’intérieur, plus quelques couloirs, paliers et antichambres sans réelle importance, d’une dimension moyenne proche de celle de mon village de Kalotaszeg, hors colline tsigane. Au sénat, le seul visage un tant soit peu familier est celui du président, Mircea Geoana, candidat malheureux aux dernières naumachies présidentielles et actuellement mis en minorité au sein de son propre Parti Social Démocrate. "Depuis la dernière tentative de destitution orchestrée par Băsescu, m’explique la nymphe parlementaire avec un vague amusement, il n’ose plus rater une seule séance. " L’espace d’un instant, en me remémorant les insupportables bigoteries nationalistes de cet énarque balkanique en fin de campagne désespérée, je regrette de ne pas avoir de jumelles de théâtre pour regarder les mains de cet histrion aux abois crispées sur un accoudoir empire.
Pour accéder à la Chambre des Députés, l’intercession hyperphéromonée de la walkyougrie ne suffit plus : le détachement passe sous la direction d’un « officier du protocole », cinquantenaire moustachu et musclé que je ne soupçonne pas un instant d’avoir fait l’école hôtelière, et encore moins de ne pas être officier. Depuis la galerie de l’hémicycle, au bas duquel une cinquantaine de cinquantenaires en pleine possession de leurs capacités de sommeil débattent âprement d’une loi sur la protection des handicapés, je reconnais Toader, camarade de promotion de la rue d’Ulm qui, n’ayant pas eu comme moi la chance de devenir imprésario d’orchestres tsiganes, doit gagner sa vie dans des compagnies nettement plus douteuses, apparaissant notamment affublé du portefeuille de la culture dans tel ou tel gouvernement Boc. Il se frotte lentement la barbiche, visiblement préoccupé, outre le sort des handicapés roumains, par l’état d’avancement des travaux de réparation du système de climatisation, qu’on pourrait néanmoins aussi considérer comme des travaux d’installation, étant donné qu’il n’a jamais fonctionné.
Tout en dénonçant, avec une délectation masochiste mal camouflée en indignation démocratique, le coût exorbitant de l’ouvrage pour l’économie de l’Absurdistan (estimé en 2006 à 3 milliards d’euros, et sans doute sous-estimé du fait de l’emploi massif du travail militaire et forcé), les indigènes, toutes ethnies confondues, restent massivement fiers de ce monument élevé à leur incapacité foncière à produire dans tout autre cadre politique que celui de la dictature orientale ; à l’instar de ma guide hongroise et du « roumain protocolaire », la page correspondante du Wikipedia roumain aligne avec orgueil les chiffres et les records : 86m d’altitude et 92m de profondeur (dans la cité fondée par Vlad Ţepeş, il semble difficile d’oublier que la véritable majorité humaine se trouve toujours sous le sol – d’où l’on continue par ici d’ailleurs assez souvent à voter), 7000 tonnes d’acier et 1 000 000 m3 de marbre (oxymore architectural à l’image de ces pseudo-césars pravoslavolatins en uniforme soviétique), 200 architectes et 20 000 ouvriers travaillant aux 3/8… Le communisme s’identifiant dans cette partie du monde au triomphe tardif et péremptoire du système métrique dans un hinterland agraire à base d’aunes, de pouces et de toises, le descriptif de la pyramide finit tout naturellement par ressembler à ces menus de restaurants provinciaux et/ou populaires de l’Absurdistan, ensevelissant leur maigre poésie gastronymique sous le grammage exact et détaillé des viandes, sauces et garnitures (voir illustration en provenance de Buşteni). Ils reproduisent ainsi avec une fidélité clo(w)nesque la manie quantitative de leur programmateur suprême, qui avait intégré au cahier des charges la nécessité métaphysique de voir depuis son balcon impérial une avenue plus longue que les Champs Elysées, et imposé la valeur exacte de la surface au sol du bâtiment, obtenue au moyen d’un calcul cabalistique intégrant la longévité prévisionnelle du bâtiment : 1000 ans, comme d’habitude…
Au bout du compte le savetier-démiurge est mort d’une rafale de mitraillette dans le dos sept ans après le début des travaux de construction de sa pyramide millénaire ; encore de son vivant, il avait dû renoncer à prononcer ses discours sur le balcon impérial, d’où son visage n’était pas reconnaissable depuis l’esplanade au-delà de l’enceinte extérieure, où son peuple, massé, attendait la bonne parole. Ceauşescu avait dû faire construire en catastrophe un petit bastion-tribune à la hauteur du portail extérieur, et c’est deux ans après sa mort, à l’âge de la sonorisation et de l’écran géant, que le conducător américain Michael Jackson, lors de son premier passage à Bucarest-la-joyeuse, inaugure le balcon sur ces mots restés célèbres : Hi, Budapest !
C’est vers la fin de la visite qu’une date d’achèvement mentionnée en passant m’amène soudain à comprendre que l’ensemble des travaux d’aménagement intérieurs de ce monument paroxystique de « l’odieuse dictature communiste » … ont été poursuivis et finalisés, sans aucune inflexion stylistique, par « le nouveau pouvoir démocratique » des années 1990 ! On a même mis une dernière main à ces escaliers-cul-de-sac s’élevant au bout de tel ou tel couloir jusqu’à un palier ne débouchant sur rien, un anti-palier suspendu avec sa balustrade, comme une terrasse, à une vingtaine de mètres du sol, dans l’intention nettement affichée de rendre tangible et visible le concept de « dépense somptuaire ». Pendant que l’UE s’engageait dans ses premières négociations d’intégration avec cette « jeune démocratie de l’Est », des paysannes démocratiquement réquisitionnées finissaient sur place la couture de tapis trop étendus pour être transportables en une seule pièce. Il était d’ailleurs grand temps : c’est sur l’un de ces tapis qu’a été signé en 2004 le traité d’adhésion de la Roumanie à l’OTAN.
Pourtant, tout n’est pas resté en l’état : l’Absurdistan étant, après la chute de « l’odieuse dictature communiste » entré dans un processus d’involution technologique, plus personne ne sait à l’heure actuelle comment démonter, ni donc nettoyer, les milliers de lustres (« totalisant 3500 tonnes de cristal ») qui, trente mètres au-dessus de nos têtes, mesurent en couches de poussière le temps écoulé depuis le début de cet entre-deux-dictatures en voie d’achèvement. A l’arrivée de notre premier ascenseur, je perçois un autre signe du changement de régime dans la chaise concédée aux liftières, sur laquelle elles ont le droit, pendant leurs intervalles d’oisiveté, c'est-à-dire en permanence, de tricoter et de lire des tabloïdes et autres livres de prières, tout en bavardant gaiement avec « les habitués ». Elles sont les seules femelles de plus de trente-cinq ans visibles dans cette dimension hyperdépliée, et naturellement les seules à présenter des signes d’obésité et d’ignorance critique des bienfaits du solarium. Les hommes aussi, « élus », « nommés », « journalistes » et autres agents des services secrets, semblent constituer un isolat biologique de bruns trapus et ventripotents en état de complicité esthétique avec le cliché cinématographique anglo-saxon de l’assassin bulgare.
En contexte, dans l’idiosyncrasie de ce microcosme, on serait donc plutôt incité à considérer les liftières comme une sorte de troisième sexe, a priori dominant, comme dans tout le reste de l’Absurdistan, étant donné que ce sont elles qui conduisent les deux autres sexes vers les restaurants, piscines et saunas interdits des étages inférieurs voire, qui sait, vers ces derniers étages supérieurs et inférieurs auxquels même le moustachu protocolaire – qui connaît pourtant les tunnels menant d’ici au palais présidentiel et sait quelles verrières peuvent se soulever pour permettre l’atterrissage d’un hélicoptère dans tel ou tel hémicycle – prétend ne pas avoir accès. Peut-être qu’en réalité, personne n’y a accès. Peut-être que quelqu’un y vit ; ou du moins, s’y réveille au coucher du soleil…
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