dimanche 22 janvier 2012

Hongrie : quelle terreur ?

Au risque de décevoir certains de mes lecteurs qui, dans un moment d’extrême fatigue esthétique, auraient pu prendre goût à l’ironie facile dans laquelle – avant tout par dégout devant l’unanimité de la presse occidentale dans ses nobles tâches de désinformation – j’ai rédigé mes notes récentes sur « l’arrière des lignes fascistes », je me sens maintenant – au moins provisoirement – obligé de renoncer à ce ton.

Parce que j’ai rencontré un homme sur lequel je ne voudrais pas ironiser.

J’ai rencontré un cinquantenaire anonyme – a priori citoyen hongrois, parlant en tout cas hongrois avec l’accent de Petite-Hongrie – semblable à des milliers, probablement des dizaines de milliers d’autres dans la Hongrie d’aujourd’hui.

Vers 15h30 samedi après-midi, sur un trottoir bordant le boulevard Andrássy, dans la masse déjà assez compacte qui se dirigeait vers la Place des Héros, point de départ de la « Marche pour la souveraineté hongroise », le quant-à-soi du quotidien des grandes villes avait déjà suffisamment cédé le pas à la communauté de facto des foules pour que je puisse lui adresser la parole sans me présenter, ni lui demander de le faire. Il n’a pas ressenti le besoin de me faire connaître son nom, ni au cours d’une conversation qui a pourtant duré une bonne dizaine de minutes, ni quand nous avons fort cordialement pris congé l’un de l’autre. Comme il a, en revanche, accepté de très bonne grâce d’être photographié de face, il me semble évident qu’il m’aurait aussi dit son nom si je le lui avais demandé.

Mais la particularité assez émouvante de cette rencontre, c’est justement cela : l’absence totale d’exhibitionnisme de ce manifestant, qui ne portait aucun signe distinctif (ni badge, ni autocollant, ni aucun élément vestimentaire connoté), qui, même après avoir découvert qu’il parlait à un étranger, probablement à « une sorte de journaliste », n’a pas du tout profité de l’occasion pour déballer un epos individuel lourd de frustrations personnelles ou familiales mises au compte de tel ou tel régime du passé, de telle ou telle minorité active etc.. Si bien que, au moment de se dire adieu, en dépit d’une curiosité bien naturelle, j’ai trouvé déplacée la question qui (sous forme d’une présentation mutuelle, selon l’usage hongrois) pointait sur mes lèvres. Il restera donc l’anonyme du boulevard Andrássy.

Tout au plus peut-on voir dans sa queue-de-cheval grisonnante le symbole d’une identification passée ou persistante à la sous-culture rock, ou au folk, mais ça reste une hypothèse des plus audacieuses pour l’interprétation d’un signe extérieur qui, dans cette partie du monde, constitue presque un phénomène générationnel.

Etant venu seul, de son propre aveu par les transports publics, il ne pouvait venir que de Budapest (d’un arrondissement périphérique) ou de sa grande banlieue. En dépit des allusions venimeuses de la presse internationale concernant des bus « gratuitement mis à disposition » pour le transport de Hongrois transfrontaliers et de provinciaux (1), il était par conséquent représentatif du sous-groupe le plus massif de cette manifestation : celui des habitants du grand Budapest, venus seuls ou en petits groupes d’amis, bien entendu à leurs propres frais, sans demander pour cela le moindre Forint à l’Etat Hongrois, à Zsolt Bayer ou « au milliardaire Gábor Széles » dont se gargarisent les agences de presse. A vue de nez, ce sous-groupe a dû représenter au moins le quart de l’effectif total des manifestants, qui je situe personnellement autour des 400 000 personnes.

Agissant seul, l’anonyme du boulevard Andrássy est politisé, mais hors-partis, et j’ai même pu déduire de ses propos un profond scepticisme face aux partis politiques en général, y compris le FIDESZ au pouvoir.

On pourrait donc le soupçonner d’être un « opposant de droite » du FISDEZ, c’est-à-dire un partisan du parti crypto-nazi Jobbik. Un détail piquant, tout à la fin de notre conversation, m’a convaincu du contraire ; voulant manifester ma sympathie, j’ai fort maladroitement choisi mes mots, en lui souhaitant, en guise d’ailleurs : Kitartást ! (signifiant : « tenez/tiens bon ! »). Il est alors revenu vers moi d’un air gêné, pour m’expliquer qu’il n’appréciait guère cette expression, qui avait en son temps (ignorance qui ne fait pas réellement honneur à ma culture historique) servi de slogan au mouvement pro-nazi des Croix Fléchées. M’excusant, j’ai remplacé mon souhait par : Bátorságot ! (« courage ! »). La suite de la note montrera à quel point ce second mot était, quant à lui, bien choisi.

Venons-en donc au point douloureux, qui justifie à lui seul cette note : ce qui chez lui, sur ce trottoir, a attiré mon attention, m’amenant à lui adresser la parole, c’est que la pancarte qu’il transportait (et ne brandissait pas encore puisqu’il n’avait pas encore atteint la manifestation) était emballée dans un sac de plastique vert opaque. A une centaine de mètres de la Place des Héros, je l’ai aidé à déballer sa pancarte, que j’ai ainsi pu photographier.

Interrogé, il m’a confirmé qu’il s’agissait d’une mesure de prudence en vue du trajet entre son domicile et le site de la manifestation (sécurisé par une présence policière discrète mais réelle), « parce que certains pourraient prendre ombrage du fait que je n’aime pas Gyurcsány » (2)

Ignorant le tracé exact de ce trajet, et n’ayant d’ailleurs qu’une connaissance schématique de beaucoup de quartiers de Budapest, il m’est impossible de préciser dans quelle mesure ses craintes étaient fondées, ou relevaient d’une inquiétude exagérée : à la rigueur, qu’importe !

Pourtant, le texte de sa pancarte ne mentionne même pas Gyurcsány, ni d’ailleurs aucun politicien (3), parti ou nom d’idéologie : rédigée dans un style satirique, c’est – à part la référence, plus typiquement centre-européenne, à la « patrie » – une pancarte assez typique du mouvement – désormais mondial – de révolte citoyenne contre la dictature mondiale de la kleptocratie financière, tel qu’on le voit ces temps-ci, fédéré tantôt par Anonymous, tantôt par le GIABO de Max Keiser, tantôt au sein du protéique mouvement Occupy.

Pour ceux qui en douteraient, je traduis le texte :


« offre d’emploi [avec mot-valise pouvant aussi signifier : « attente aux aguets »]

On recherche :

vendeur de patrie

pour un club d’Off-SHpORT [mot-valise : « sport » + « off-shore »]

préférence à :

dénigreurs de fonds [mot-valise : « dénigrer » + « investir »] et adorateurs de Mammon. »

Antiphrastiquement confirmée deux ou trois heures plus tard par l’un des slogans scandés par les manifestants (« nem félünk ! » : « on n’a pas peur ! »), voici pour moi, sinon objectivement la principale, mais en tout cas la plus choquante leçon de cette expérience marquante qu’à été ma participation à la Marche : les centaines de milliers de Hongrois venus manifester ce jour-là sont certes venus protester contre les ingérences occidentales, ou, pour beaucoup, pour soutenir (parfois sans réserves) le parti et l’homme au pouvoir ; mais beaucoup d’entre eux sont aussi venu pour se guérir de la peur qui leur tenaille le ventre depuis des décennies : la peur des rafles de l’après-1956, cachée dans le consensus hypocrite des années Kádár, puis endormie au milieu du vertige consumériste des années de transition, mais brusquement ravivée ensuite par les brutalités policières du régime Gyurcsány. Peur poussant même des racines encore plus profondes, dans une expérience bientôt centenaire de l’humiliation collective et de la mise en quarantaine, dont l’événement fondateur, le trauma initial reste le traité de Trianon, péché originel – et toujours sans repentance – de l’Europe d’entre-deux-guerres.

Daniel Cohn Bendit a donc bien raison d’aboyer en plein parlement européen que « des gens ont peur en Hongrie ». Il ne croit peut-être même pas si bien dire.

Oui : des gens ont peur en Hongrie. Non seulement de nombreux membres de minorités ethniques (4), non seulement des « intellectuels » (5), vaches sacrées de l’oligarchie, mais aussi une majorité de hongrois, « d’ethniques hongrois » (6), salariés et artisans, petits entrepreneurs, agriculteurs, apolitiques ou politisés uniquement par la peur : la peur des cartels qui, au-dessus de leur tête, décident du cours du forint (à la hausse quand ils ont « bien voté » ; sinon…confiscation de la maison !), du montant de la dette, de l’octroi des prêts (7) ; peur de l’UE où, en fonction des grands intérêts privés des grands pays (EDF, Auchan, Sodhexo, et leur représentant de commerce Nicolas S.), on peut et veut les obliger à renoncer à une nouvelle constitution dont pratiquement toutes les dispositions ont un précédent dans au moins un pays de l’Union ; peur, enfin, des chiens de garde locaux du néolibéralisme impérial, et de l’admirable know-how répressif et rééducatif qu’ils ont hérité… du totalitarisme soviétique ; peur, en d’autres termes, de Daniel Cohn Bendit lui-même et de « sa famille ».


NOTES :

1 : naturellement considérés comme des manifestants de moindre prix, qu’il est probablement fort aisé de masser dans des bus, un peu comme des animaux ; une publication de la « gauche » pro-impérialiste hongroise a même évoqué des « figurants payés » ; pour avoir suivi cette marche de plusieurs heures dans le froid mordant de Budapest en janvier, je dois dire que dans toute l’histoire du théâtre, on n’a jamais vu de figurants aussi convaincants…

2 : Ferenc Gyurcsány, riche « homme d’affaires » issu de la nomenclature de l’ancien parti unique, puis formé aux USA, premier ministre du cabinet le plus durable et le plus caractéristique de la période 2002-2010, période de violences policières et de prédation économique néolibérale sans précédent dans la Hongrie de l’après-1990.

3 : même si certains pourraient facilement se reconnaître…

4 : groupe ethniques dont la définition même est cependant fort problématique dans un pays monolingue où les familles n’ont généralement plus d’enracinement religieux ; massivement magyarisés depuis plusieurs générations, les tsiganes, par exemple, étaient représentés en grand nombre à la manifestation ; le sort des tsiganes marginalisés (qui ne semble préoccuper l’Occident que lorsque les Hongrois « votent mal ») me semble, en Hongrie, relever davantage de la problématique du lumpenprolétariat, donc de la pauvreté, que d’une problématique ethnique.

5 : quoique ceux dont la presse occidentale sonorise si puissamment les râles soient généralement ceux qui ont surtout peur de perdre des avantages souvent exorbitants dus à une allégeance partisane au régime précédent.

6 : à supposer que cette expression ait un sens, pour les raisons exposées dans la note 4.

7 : octroi de prêts soumis par l’UE à des conditions qui n’ont rien d’économique, comme le retrait d’un projet de loi sur…l’âge de la retraite des juges ! Pour l’oligarchie bruxelloise, qui se démasque au passage, il s’agit là de protéger l’impunité de leurs complices, les grands initiés locaux, en empêchant le renouvellement générationnel de la magistrature que souhaitait provoquer le FIDESZ au moyen de cette proposition de loi. Tout le reste (fiscalité inégalitaire, droit des femmes, liberté de la presse etc.), c’est tout juste bon pour les éditos de Libération

1 commentaire:

  1. Bravo pour vos billets, y compris les derniers, d'un goût atroce, qui sont hilarants et ramènent à une saine réalité. Le traitement de la Hongrie par la presse internationale et notamment française me fait vomir. Peut-être l'assaut médiatique de trop ? (Voir mon sentiment rendu public sur :
    http://www.dedefensa.org/article-bons_baisers_de_hongrie_09_01_2012.html
    )

    J'apprécie particulièrement "1956 reloaded" qui extirpe de la novlangue en vigueur la signification du mot "libre" qu'il faut maintenant traduire par "à vendre". Et aussi le billet "L’intégration dans quoi ?", superbe histoire de peuples et de vies qui s'écoulent au gré de cultures qui se perdent ou se gardent. Sans oublier la vision éclairante de l'Union Européenne comme espace colonisateur au travail bien facilité par le stalinisme antérieur.

    Votre blog est un vrai trésor. Je suis bien parti pour lire tous les articles. Grâce à vous j'ai enfin l'impression d'avoir sous les pieds un continent.

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