Sur l’Invention du
Peuple
Je reproduis ici, avec de menues modifications,
l’original française de cette recension initialement écrite (et traduite en
roumain) pour la revue Cultura, à l’occasion de la publication en langue
roumaine de l’Invention du peuple, pièce maîtresse de l’œuvre théorique
de Claude Karnoouh.
Rien n’incite à beaucoup d’optimisme concernant la
réception de cet ouvrage dans le pays qui lui fournit pourtant l’essentiel de
sa matière, tout comme, à partir de l’âge adulte, il a fourni celle de la vie
de son auteur – et de la mienne –, jusqu’à devenir notre seconde patrie : la Roumanie.
Et ce, avant tout, parce que le type d’homme et de
caractère qu’illustre Claude Karnoouh – celui du grand bourgeois lettré de
tempérament aristocratique – y est pour ainsi dire inconnu. Entre ses
phanariotes du concept, conservant dans les ors de la culture institutionnelle
l’humilité presque paysanne des princes du sang, et ses fils de popes venus
jouer les Rastignac sur Universităţii, la Roumanie peut tout au
plus comprendre un dandysme dont le susnommé n’est certes pas exempt, et dont
l’essence s’épuise dans le choix des vêtements les plus exquis (lors de notre
dernière discussion de visu, Claude Karnoouh portait une veste en tweed dont je
possède la pareille, et que j’estimais jusqu’alors introuvable, pour l’avoir
débusquée au marché aux puces de Cluj), des bijoux les plus rares et autres
œuvres des arts ruraux et urbains – que l’intéressé connaît, l’un comme l’autre,
comme le fond de sa poche. Or c’est bien de Claude Karnoouh qu’il est question
dans cet ouvrage initialement écrit comme thèse d’anthropologie, au moins
autant que le très populaire chef-d’œuvre de son maître en ethnologie, Tristes
tropiques, est aussi un livre sur l’homme Levy-Strauss – et pour les mêmes
raisons.
Mais en plus de sapes, de bijoux et de paysans –
voire même davantage –, pour vivre et s’épanouir, un aristocrate a besoin
d’ennemis. Caractérisée par un conformisme mental et une misologie sans exemple
depuis la Renaissance, notre époque, certes, lui facilite dangereusement la
tâche. La vilaine habitude d’appeler un chat un chat, notamment, fait de Claude
Karnoouh l’objet de certaines admirations et de quelques affections solides,
mais aussi de haines nombreuses et souvent proches de l’hystérie. Qu’à cela ne
tienne : ni psychologue ni cosméticienne, le philosophe n’est pas là parmi
nous pour créer du confort mental ou limer les griffes de pseudo-conflits
destinés à pérenniser le consensus sous-jacent. Qu’il agisse par vocation
sacrificielle, par masochisme ou sous l’effet d’une digestion acide, à la
rigueur, qu’importe : le philosophe est celui qui rompt le cercle des
politesses euphémistiques et met – avec le plus de précision, de profondeur possible
– le doigt dans la plaie.
Des nombreuses compositions auxquelles se prête la
présentation de cet ouvrage, j’ai donc choisi celle consistant à sérier les
peuples, les écoles et les individus auxquels il a l’heur et la manière de
déplaire : d’une part en Occident et notamment en France, d’autre part en
Roumanie, et plus largement dans l’Europe danubienne.
***
Ce qui fait de Claude Karnoouh plus qu’un
spécialiste, plus que l’homme d’une ou deux thèses, plus qu’un universitaire –
en un mot : ce qui en fait un penseur –, c’est pour moi avant tout son
aptitude et sa propension, pour reprendre les mots de Nietzsche, à
« penser contre soi ».
Bourgeois issu de l’exil juif d’Europe oriental,
il était en principe du bois dont la République tire ses meilleurs censeurs, tribuns
réformistes et autres petits et moyens producteurs de théodicées des faits
accomplis – tant elle aime s’entendre confirmer par des bouches étrangères le
bien-fondé universel de tous les préjugés constitutifs du chauvinisme paradoxal
de ces villageois de l’universel que sont les Français –, et n’aurait
pas manqué de raisons somme toute honorables pour pratiquer une germanophobie
élégante, associée comme d’habitude à une bonne dose de méfiance pour le monde
slave et les autres peuples d’Europe centrale et orientale. Herder, entend-on
souvent en France, c’est l’ancêtre du Blut und Boden allemand. En Europe
centrale – surtout celle de l’après-90 –, l’adoption de cette idée reçue lui
aurait d’ailleurs très certainement valu la sympathie des salons européanistes,
où tous ceux qui n’ont pas (encore) réussi à se faire coopter par des
universités nord-américaines ou anglaises se désolent à longueur de zsúr,
comme les Aufklärer de 1760 (quoique autour de tables généralement moins
bien garnies) d’avoir à poursuivre leur précieuse existence cosmopolite et
raffinée au milieu de ces brutes incorrigibles : le roumain, le polonais,
voire – Dieu nous en garde ! – le hongrois.
Eh bien non. En pleine victoire (définitive, nous
assurait alors le bien versatile Fukuyama) de l’Occident sur un bloc soviétique
en pleine déréliction, depuis Paris, Claude Karnoouh glisse dans son Invention
du Peuple – que les maximalistes chauvins de Bucarest, qui peuvent
maintenant la mésinterpréter directement en roumain, ne manqueront pourtant pas
de dénoncer comme un attentat trotskiste contre leur panthéon national – une
apologie en bonne et due forme de Herder. Sans enthousiasme naïf, il démontre
sèchement que le herderisme, à la hauteur des temps, était, dans l’éventail des
idéologies disponibles, la seule philosophie politique adaptée à la situation
coloniale avant la lettre dans laquelle le développement du capitalisme
mercantile, puis industriel d’Europe occidentale relègue peu à peu l’Europe
danubienne entre le XVIIe et la fin du XIXe siècle.
Car Claude Karnoouh, renégat du PCF et persona
non-grata dans l’âge d’or de Ceauşescu, n’a néanmoins jamais renié le
marxisme, ni oublié les leçons de Lénine dans l’Impérialisme, stade suprême
du capitalisme : dès les débuts de la révolution capitaliste –
quoiqu’il faille attendre la généralisation de la démocratie parlementaire et
l’apparition de mouvements ouvriéristes, puis de leur antithèse réformiste pour
rendre le phénomène politiquement visible – et jusqu’à l’aube (que nous vivons
actuellement) de ce que j’appelle généralement le capitalisme zombie, la
ligne de partage que la marchandise et son système de prédation sociale fait
passer entre les hommes ne sépare pas seulement des classes sociales (dans les
pays industrialisés), mais aussi – je dirais même, au cours du dernier
siècle : surtout – des peuples ; or, cette ligne, qui court souvent
entre deux continents ou sous-continents (le long du Rio Grande ou de la Méditerranée, par
exemple), peut aussi partager un seul et même continent : l’Europe, où,
alors même que le colonialisme ultramarin n’en était qu’à de timides débuts,
« l’héritage judéo-chrétien » dont se gargarisent aujourd’hui si
vainement divers penseurs à gages n’a pas empêché les armées
« libératrices » de Napoléon 1er – comme plus tard les
cohortes « antibolchéviques » de son grand admirateur Hitler – de
faire sentir au paysan et à l’artisan saxon, tchèque ou juif de Galicie la
cherté (redécouverte entre temps par beaucoup d’irakiens, d’afghans et de
libyens) d’une « liberté d’importation ».
Car, chez Karnoouh, à la leçon intellectuelle et
planétaire de l’Indochine, de l’Afghanistan et de l’Algérie (cette dernière
apprise, en ce qui le concerne, de très près) s’ajoute, depuis ses nombreux et
longs séjours transylvains des années 1970, l’expérience fondatrice,
baptismale, stricto sensu archaïque qui – par-delà des différences d’origines
et de perspectives souvent profondes – soude la petite « franc-maçonnerie »
hétéroclite dont j’ai aussi le bonheur de faire partie, avec Bob Cohen, Bernard
Houliat et quelques autres apatrides volontaires partis sur les traces de Bartók :
la connaissance intime et directe des communautés rurales traditionnelles de
Transylvanie, telle qu’on n’y accède qu’au prix d’une coexistence prolongée,
impliquant aussi, à travers l’apprentissage de leurs diverses langues et
dialectes, un réapprentissage de la vie hors des cadres créés par
l’individualisme et la civilisation marchande. Pareil à ce Marx réac
qui, au détour d’une analyse macroéconomique, nous laisse entendre qu’il a
encore connu – et regrette amèrement – l’époque des vêtements en lin et de
l’alimentation populaire équilibrée héritée de la polyculture de subsistance (plus
tard abolis par le tout-coton et le tout-patate de la rationalisation
industrielle), Karnoouh, parisien sophistiqué, laisse poindre dans son roumain
rocailleux des régionalismes du Maramureş, souvenirs de ces
années passées de l’autre côté du miroir de la modernité, parmi des hommes pour
qui le quotidien et la fête, l’amour, le travail, la famille, la naissance et
la mort, mais aussi – pour revenir au thème central de l’ouvrage – la personne,
l’autre et le groupe se chargent de valences bien différentes de celles du vécu
moderne, puis postmoderne occidental ou de leur imitation maladroite et zélée
par les couches urbaines de la population roumaine.
***
Et, si Claude Karnoouh excelle à rappeler à nos
compatriotes français et occidentaux – auxquels ce livre s’adressait au premier
chef – des vérités désagréables, pour ce qui est des ténors de l’intelligentsia
roumaine d’avant et d’après 1990, on peut carrément dire qu’il les mouche.
Montrant la parfaite continuité de ce que j’appellerais la spectacularisation
de l’ethnique des auteurs du Mémorandum transylvain jusqu’au national-communisme
de N. Ceauşescu – et dénonçant ainsi en creux l’inexistence d’une réelle pensée
marxiste dans un pays historiquement bloqué sur les acquis technologiques et
philosophiques du préromantisme :
« En Roumanie, après la décennie
de l’Internationale stalinienne (1948-1958), les régimes communistes
successeurs ont su parfaitement instrumentaliser le folklore et lui redonner la
place que les théories politiques de l’ethnie-nation du XIXe siècle
lui avaient assignée. L’organisation du folklore à l’échelle de la nation, inclu
dans un tout organique et hiérarchisé au travers du Parti-nation, accomplit le
programme que beaucoup d’intellectuels nationalistes du XIXe siècle
lui avaient tracé. » (p. 140)
– il
renvoie plusieurs générations de rhapsodes dâmbovitsiens du
« communisme » et de « l’anticommunisme » au néant dont
leur psittacisme ne s’est en réalité jamais vraiment distingué. Et comme si ce
démasquage brutal n’était pas assez douloureux pour un pays qui tient d’autant
plus viscéralement à sa droite et à sa gauche qu’il n’en a jamais
eu, il enfonce le clou en repérant – dans une sociologie des élites qui n’a pas
vraiment changé depuis Micu Klein – l’origine infrastructurelle exacte de cette
idéologie :
« Au début du XIXe siècle, cette élite intellectuelle roturière présente les
traits d’une couche sociale intermédiaire entre le pouvoir impérial et/ou
féodal et la paysannerie, véritable embryon d’une classe moyenne ethnico-nationale
en des pays où l’artisanat et la bourgeoisie sont soit absents soit réduits et
allogènes.
D’où une telle couche
sociale, une société de clercs, peut-elle tirer ses moyens de subsistance? Des
prébendes de l’État bien évidemment. Et, pour cela, que lui faut-il ? une
existence politique ! » (p.109, c’est moi qui souligne)
Parisien cosmopolite, grand voyageur qui devait,
pour sa retraite, retrouver nostalgiquement le Bucarest de ses débuts danubiens
trente ans plus tôt, et qui, pendant ses années d’interdiction de Roumanie, a
beaucoup coqueté avec Budapest, Claude Karnoouh est comme moi un fils adoptif
de la Transylvanie.
Subtilement rééduqué – tant en roumain transylvain qu’en
hongrois local – par cette province indécrottablement polyglotte, héritière
inconsolable de l’Etat féodal le plus durable de la région, par sa paysannerie
installée dans un mépris tranquille de l’histoire, par ces continuateurs
inconscients (ou peut-être pas ?) de l’esprit baroque qu’étaient les pflasteristes
de Cluj et par ces « femmes de Transylvanie » que devait plus tard
chanter l’aradois Zsolt Karácsonyi, Claude Karnoouh était donc paradoxalement
préparé par ses origines adoptives à ne pas faire grand cas de ces
simplifications unificatrices du nationalisme, dont la production en série
constitue depuis bientôt deux siècles l’objet d’activité principal des usines
folkloristes, ethnologiques et dialectologiques de Budapest et de Bucarest.
Si l’éternité est née au village, alors l’éternité
(pour Karnoouh : l’archaïque) est avant tout locale, familiale, tribale,
et – si c’est d’Europe danubienne qu’il est question – syncrétiquement païenne
et chrétienne. Elle raisonne par proximité, étant, pour employer un mot que le
jeune et brillant Valentin Trifescu a récemment eu le mérite d’acclimater en
roumain, essentiellement campaniliste. Mais, une fois qu’on l’a soulagé
des cocardes dont l’affublait l’Aufklärer herderien, encore faut-il libérer
aussi le sauvage des séquelles de son objectivation orientaliste, du folklore
au sens français, et extraire son campanilisme de la gangue de l’esprit de
cloché : si le sens de sa geste n’est généralement pas celui que
voulaient lui assigner les catholiques néologiques (contre-réformés ou uniates)
et les orthodoxes réorientalisés des élites nationalistes transylvaines, le
paysan traditionnel n’est pas pour autant étranger à la transcendance ;
mais cette transcendance est celle d’un quotidien perméable au divin, qui n’a
donc généralement pas besoin – comme l’homme moderne – de spectaculariser ses
rituels pour en percevoir le sens – dont les rituels doivent même
essentiellement leur essence rituelle au fait qu’ils ne comptent que des
participants (initiés ou destinés à l’être), et qu’aucun des célébrants n’a
donc l’occasion de poser en acteur devant des spectateurs
(touristes, ethnologues, politiciens de passage : Karnoouh, profanateur
des dignités factices, est là pour nous rappeler l’identité structurelle de ces
divers rôles sociaux) :
« Or, il est impossible
d’assimiler la théâtralisation des rites à une sorte de digest de la Weltanschauung
paysanne à l’usage de spectateurs étrangers au topos communautaire,
car la volonté qui élabore cette monstration utilise les moyens stylistiques et
la rhétorique de la tradition savante du théâtre, de la danse, voire du drame
lyrique. »
(p. 166)
Découvrant sur le tard, en traduction roumaine,
cette œuvre majeure de Maître Karnoouh, j’ai eu la stupéfaction d’y trouver,
incidemment couchées sur le papier au détour d’une réflexion philosophique à
l’époque où j’en étais encore à découvrir, sous les espèces de M. Dinescu
vociférant en noir et blanc dans le téléviseur familial, l’existence du peuple
roumain « quelque-part derrière le rideau de fer », mes propres
conclusions, les conclusions de ces dix dernières années, consacrées à l’étude
de la danse traditionnelle et folklorique en Transylvanie.
Aux noces paysannes transylvaines, sources d’une
bonne partie du répertoire de Chantons la Roumanie et de ses
sous-produits ultérieurs, tous les individus en âge de danser dansent, c’est
une question d’étiquette, de respect à manifester à l’égard de ses hôtes ;
fournie par l’orchestre tsigane le plus proche, la musique est toujours celle
du village, et les autochtones dansent sur cette musique des pas locaux (que le
folklorisme – sous l’influence du schéma conceptuel de la danse chorégraphiée –
lui attribuera plus tard en propre, essentiellement), mais les
« étrangers » (d’autres ruraux, généralement de villages voisins,
arrivés là à la faveur de l’exogamie) doivent aussi danser, et dansent donc
tranquillement leurs propres pas, accompagnés de leurs propres figures, en
s’adaptant (facilement, compte tenu de la relative uniformité des schémas
rythmiques) à la musique locale. La danse est presque toujours pratiquée sous
forme de suites, l’expression « une danse » faisant en réalité
référence à la série codifiée de 3 à 8 danses (en fonction des villages) qu’un
même danseur devra danser avec sa cavalière une fois qu’il l’a invitée à
danser : en général, la suite commence par une danse de garçon – seul
moment stricto sensu spectaculaire du rituel – au terme de laquelle les
couples se forment, pour aussitôt se lancer dans une danse lente propice à la
chanson (de-a lungu, cigánytánc, akasztós), suivie de
danses plus rythmées et plus riches en figures (învertita, bătuta,
csárdás, szökős…), dont la série culmine presque toujours dans
une danse rapide (cel iute, des, szapora, friss),
dans lesquelles réapparaissent souvent, à titre d’ornement final, les figures
masculines. L’immense majorité des types de danse documentés chez les danseurs
vernaculaires est relativement pauvre en figures (en moyenne une
demi-douzaine), et tout laisse penser que le répertoire des figures, à
l’intérieur d’une seule et même communauté villageoise, donnait lieu à une
grande variation individuelle, chaque danseur sélectionnant, au cours d’un
processus d’apprentissage par la pratique, celles qui lui vont le mieux, en
fonction de sa constitution et de son caractère.
On retrouve donc des traits culturels définitoires
des couches possédantes (petits propriétaires fonciers) de la paysannerie
européenne : la tolérance et l’inclusion chrétiennes (tous doivent danser,
mais chacun peut danser à sa guise, à condition de ne pas perturber le rythme
général), l’individualisme familial (on danse préférablement avec sa future, sa
femme, sa belle-sœur etc., très souvent en reproduisant des figures apprises de
son père et de son grand-père, avec une curiosité teintée de méfiance pour les
trouvailles d’autres familles). Mais aussi d’autres, plus anciens, païens,
hérités de rites orgiaques : exclamations rimées poussées en chœur par les
femmes pour accompagner les danses de garçon, elles-mêmes inspirées d’anciennes
danses guerrières, soulèvement indécent des jupes féminines sous l’effet de la
force centrifuge créée par les virevoltes, etc..
Puisant à pleines mains dans cet opulent
répertoire vernaculaire, le folklorisme – et notamment le revival folk connu
dans le monde hongrois sous le nom de mouvement táncház (récemment
« labellisé » par l’UNESCO) – l’ont réinterprété et recréé
conformément à l’habitus (urbain, industriel et nationaliste) de ses
promoteurs, sous le signe de l’identité et du spectacle. En dépit
de tous les effets de continuum géographique observables, un type de danse
donné, une fois convenablement documenté dans un village V, est promu au rang
de « danse de V » ; le processus d’apprentissage inversant le
rapport numérique traditionnel entre initiés et non-initiés (au village,
quelques jeunes apprenaient pendant les noces, en observant un grand nombre
d’adultes – dans le revival, un couple d’enseignants transmet une danse
à un groupe pouvant aller jusqu’à la centaine), la transmission collective et
mécanique de cette danse lui confère une uniformité jadis inconnue ; au
lieu de se laisser inspirer par la musique, les danseurs (qu’ils aient été
cooptés pour la scène ou non) tendant à reproduire « de tête » des
séries chorégraphiques figées. Et comme, dans la plupart des cas, les
néo-danseurs ne sont pas issus du village d’où provient la danse qu’ils
apprennent, ils ne développent par rapport à ce village – dont ils perpétuent
pourtant une tradition singulière – qu’une identification générique, passant par
le filtre de la « nation » commune (hongroise en l’occurrence) ;
du coup, danser les pas « du » village V sur la musique du village W
semble déplacé, et l’idéologie du mouvement valorise l’aptitude – assez peu
documentée chez les danseurs vernaculaires – à apprendre
« fidèlement » « plusieurs » danses, c’est-à-dire les
danses « de » plusieurs villages.
Cette exigence rejoint tout naturellement un des
critères esthétiques du folklore-spectacle : tandis que les
paysans, sans arrêt requinqués par de nouvelles doses de cochonnailles et de
gnôle, ne se lassent qu’au bout de deux, parfois trois jours de danser
« la même » danse (la seule qu’ils connaissent), les salariés
urbains, somnolents après leur journée de travail chronométrée, une fois assis,
risquent assez vite de s’endormir dans la salle de spectacle ou devant leur
téléviseur, si un même numéro se répète. On entre ainsi dans l’espace de la curiosité,
où le crédo nationaliste, paradoxalement, épouse – au stade de la reproduction
commerciale – la structure taxinomique des collections érudites pour
« célébrer la diversité » de ce qu’il a préalablement – au stade de
l’étude et de la conservation – piétiné au nom du mythe de l’ontogénèse
nationale unique.
« La cueillette muséographique
d’une part et l’exposition de l’autre rééditent cette union de la science et de
l’esthétique déjà rencontrée dans la « poésie populaire ». Aux savants la tâche
de construire des séries comparatives toujours étrangères aux cat é go ries
indigènes, aux esthètes-muséographes (souvent la même personne) celle de
présenter une sélection d’objets qui tend à abolir cette multiplicité du
semblable pour lui faire acquérir des qualités qui n’étaient auparavant
réservées qu’aux trouvailles archéologiques et aux œuvres plastiques conçues à
cet effet. Il est là une sorte de confirmation a contrario de la valeur
de l’aura de l’objet rural. Car, pour ce qui concerne le populaire, la
constitution de séries construites sur des analogies formelles vise à détruire
tout ce qui permet une intelligence de la clôture spatiale de tel ou tel objet
tandis que la mise en scène muséographique de quelques objets sélectionnés pour
la virtuosité de leur exécution tend à annihiler la représentation de la
multiplication infinie des objets au profit de l’unicité de l’objet d’art. » (p. 159)
« Transplantée » en ville, chaque danse
ne survit que dans sa variante la plus riche en figures, et les danses
(notamment lentes) structurellement peu propices à l’accumulation des figures
tendent à disparaître du répertoire personnel des néo-danseurs, pour ne
survivre (provisoirement) que dans le cadre de chorégraphies pour la scène. Au
terme (jamais atteint) du mouvement de reconquista folk dans la société
hongroise (et, subséquemment, d’acculturation du répertoire paysan par l’habitus
industriel massifié), c’est la danse de couple elle-même qui semble menacée
d’extinction (comme dans les boites de nuit disco et techno),
phagocytée d’une part par la danse de garçon (support idéal pour les valeurs de
sport-compétition et d’individualité spectaculaire de la modernité), d’autre
part par les danses collectives de type balkanique, vernaculairement attestées
en monde magyarophone presque uniquement dans les marches moldaves (pays
Csángó), mais que le protochronisme more ungarico revendique comme
élément de la « culture originelle » des hongrois nomades…
Et là aussi, pendant que les narodniks, une fois
le grand œuvre de la muséification parachevé, s’enlisent dans les sables
mouvants d’une esthétique qui – une fois occulté le sens originel, rituel et
fonctionnel de ces danses – ne peut que mimer pitoyablement les catégories des
canons artistiques bourgeois (en l’occurrence, du ballet), les rares européanistes
égarés dans ce phalanstère en bottes de cuir – et parfois superficiellement
frottés de marxisme – passent le même minerai frelaté à la moulinette de
l’Ecole de Prague : au lieu des « jugements de valeur »
préscientifiques de la vieille école romantique, eux mettent à jour des
« structures » formelles d’autant plus universelles qu’elles sont
(comme les figures acrobatiques, fondamentalement sportives, du ballet
bourgeois) vides de sens.
***
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