jeudi 19 janvier 2012

A l’arrière des lignes fascistes : voyage sous couverture à travers le Reich Magyar (III : photoreportage)


Mardi, 18h : J’ai maintenant commencé mon enquête, parcourant au péril de ma vie, et dans un froid de canard, la capitale du nouveau Reich Hongrois Non-Orthodoxe Populiste Fasciste (RHNOPF).

Les mots sont impuissants à décrire les horreurs dont je suis ici le témoin discret. Cohn-Bendit a donc bien raison : les lettres officielles de Barroso et autres procédures comminatoires ne suffisent pas – il devrait effectivement, en compagnie d’une délégation des Verts, du PES et d’autres démocrates néolibéraux, venir se rendre compte sur place, dans les usines, les banques opprimées, les centres commerciaux menacés de fermeture et les écoles maternelles pour se détendre un peu, ce qui lui donnerait en outre l’occasion d’être comblé de marques d’affection par la population locale, qui l’accueillerait sans aucun doute en libérateur.
J’ai donc recours à l’image pour tenter de laisser percevoir une fraction infime de l’atrocité ineffable qui m’entoure. Mon lecteur saura m’excuser de la qualité déplorable des clichés, généralement pris, compte tenu du risque, au moyen d’un appareil espion ayant l’aspect extérieur d’un préservatif à l’effigie de Jean-Paul II – pour flatter l’intégrisme catholique en pleine recrudescence sur les rives du Danube sans pour autant démentir le préjugé xénophobe selon lesquels les étrangers ne viennent à Budapest que pour baiser (alors qu’il y a plein d’autres choses à découvrir dans ce pays jadis sympathique, et notamment la goulasch-soupe, niquer, le vin de Tokai, la drague, la méthode Kodály et le sexe).

Au lieu de me confronter comme je m’y attendais aux difficultés bien connues du marché noir, mes raids d’approvisionnement m’ont révélé une vérité autrement angoissante : s’il se peut que l’Humanité se trompe légèrement en titrant, dans son édition en petit nègre facile, « Il y a la famine en Hongrie », c’est parce que les travaux de préparation du honteux isolationnisme économique hongrois sont bien plus avancés que quiconque ne l’aurait soupçonné à l’Ouest – même Florence Labruyère, pourtant capable, pour le compte de Libération, de suivre télépathiquement depuis Paris des manifestations en cours à Budapest. Le cliché ci-dessus, qu’on peut considérer comme une pièce à conviction, et que je m’empresserai – si je suis encore en vie et en liberté – naturellement de remettre à la délégation de D. Cohn-Bendit dès son arrivée sur place (NB : la photo, s’entend, pas les aliments) représente un choix de produits hongrois (tous bio ou traditionnels, sauf la salade iceberg) disponibles dans la première supérette venue, le coût total de ce panier étant de 2427 forints, soit 8€. Voilà à quelles turpitudes on arrive à force de mépriser le consensus de Washington et de précipiter dans la production de biens consommables des cohortes de jeunes adultes qui, avec un peu de drogue et un téléviseur, auraient pu vivre heureux sur des minima sociaux… Pour que mon lecteur saisisse bien le danger que cela implique : il suffirait qu’une loi prétendument sociale libère les salariés hongrois endettés du poids des intérêts usuraires prélevés par les banques autrichiennes pour que cette manne alimentaire parvienne à leur portée. C’est ce qu’on peut appeler un véritable attentat – terroriste comme aux heures les plus sombres du 11 septembre – contre la vie et la dignité des actionnaires de Danone, Nestlé, Unilever, Kraft etc. !


Catastrophé par cette découverte, hier soir, j’ai voulu noyer mon amertume dans la boisson. Là encore, dumping nationaliste omniprésent : aucun bon produit Heineken dans tout le bistrot, mais une pinte maximaliste (de 0.5l) de bière Pécsi se vend – en plein centre de Budapest ! – à 500 forints, soit 1,6€ ! Mais QUE FAIT le Haut Commissariat à la Concurrence ? Ne pourrait-on pas envisager une taxe européenne sur les produits locaux ? Comment, sinon, encourager la globalisation alors même que les coûts de transport tendent à augmenter, et ne cesseront pas de le faire avant la pacification du dernier iranien ?!

Mais mon répit aura été de courte durée : à peine installé avec ma bière, je vois le bistrot se remplir des membres d’une sorte de Ku-Klux-Klan local, dissimulant leurs slips paramilitaires sous des jeans d’allure occidentale mais – ce détail suffit à les trahir – accompagnés de musiciens dont aucun ne porte de rastas.

Saisi d’une violente envie de vomir devant ces manifestations de nationalisme nauséabond, j’ai néanmoins dû, pour ne pas me trahir, m’attarder encore un peu dans le bouge en question, et supporter le spectacle révoltant de leurs hymnes fascistes maquillés en chansonnettes folkloriques (dans le texte desquelles, comme par hasard, on ne trouve aucune allusion à l’homosexualité, à la zoophilie ou à l’indépendance des banques centrales…) :

Cruche rouge, vin rouge

Ce sera bientôt mon tour

Je bois mon vin j’embrasse m’amie

Avec qui je traverse ce siècle en haillons

(Remarquer les allusions antisémites, et la misogynie écœurante du terme « cruche »).

En dépit de mes efforts pour passer inaperçu en zyeutant exclusivement les femmes et en rétribuant d’un rire gras toutes les blagues de cul de la soirée, quelque-chose – probablement dans la retenue un tantinet efféminée avec laquelle je me frappe les mollets dans la danse de garçons à laquelle j’ai dû participer – a dû me trahir. Mis en alerte, les membres de la formation paramilitaire en civil – appliquant la stratégie de dissimulation/temporisation qu’on trouve aussi à l’œuvre dans le discours de Viktor Orbán à Strasbourg – ont commencé à mimer pour moi, tout en feignant de m’ignorer royalement, des danses tsiganes, qu’ils connaissent visiblement assez bien. Sans-doute ont-ils participé à des commandos tournants de garde des camps de concentration où ont dû être massés les véritables tsiganes du pays (ceux que j’ai vus en ville, et qui avaient tous l’air de manger à leur faim, et pas mal de smartphones en évidence, sont probablement des figurants collabos).


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