lundi 16 janvier 2012

A l’arrière des lignes fascistes : voyage sous couverture à travers le Reich Magyar



Samedi, 13h30 : Atterrissage à l’aéroport de Ferihegy, récemment rebaptisé Franz List par le pouvoir fasciste, probablement pour donner le change en cherchant à faire passer la Hongrie pour une grande nation artistique européenne, sous prétexte de Bartók et autres Márai, mais bien sûr ça ne prend pas. Ce sont des sauvages venus des steppes sur leurs petits chevaux mongols avec leur beefsteak tartare attendri sous la selle, pour ceux qui avaient une selle, et seule l’intégration – au besoin, de force – dans l’Union EuropéenneTM peut à terme faire d’eux des êtres civilisés, aimant la nature comme Manuel Barroso et les enfants comme Daniel Cohn-Bendit, profondément, passionnément, libéralement.
Je suis un peu surpris de voir que l’aéroport n’a toujours pas été militarisé, et à vrai dire un peu déçu de ne pas retrouver le frisson du passage de la frontière roumaine dans les années 90, quand les gardes-frontière militaires sondaient le dessous des banquettes du canon de leur kalachnikov. Mais bon, après tout, le Reich Magyar existe depuis moins de deux ans, et les bombardements de l’OTAN n’ayant pas encore commencé. BHL n’est même pas sur place ! Il faut leur laisser le temps.
Comme j’ai emprunté un vol Swissair, les touristes sont pour la plupart suisses ; ayant d’abord cru qu’ils étaient tous en transit vers l’un ou l’autre des îlots de prospérité démocratique de la région (pour le tir au tsigane de basse-Slovaquie ou l’usage récréatif des enfants roumains), je constate avec effarement qu’ils sont presque tous encore là avec moi à attendre leur valise. Ils comptent donc eux aussi séjourner en Orbanistan ! C’est vrai que leur confédération s’obstine elle aussi à repousser les bienfaits de l’UE… je commence donc à soupçonner mes compagnons de voyage d’être des suppôts du souverainisme helvète, pour ne pas dire des complices potentiels du fascisme hongrois, qu’ils vont soutenir sous prétexte de bains thermaux et de goulasch-soupes aux violons, le tout en promotion grâce à l’offensive boursière internationale sur le forint… C’est trop injuste !
Ils s’embarquent naturellement tous dans un airport-shuttle à prix d’or, qui a entre temps dû devenir obligatoire pour les étrangers, mais je profite de ma connaissance du terrain et de la langue pour me glisser dans un bus de la BKV (la RATP de Budapest) au nez et à la barbe d’une surveillance policière certes invisible, mais probablement féroce.
Le malaise grandit dans cet autobus qui me mène dans le centre de Budapest : en dépit du tracé nettement prolétarien de cette ligne, la mine traditionnellement morne des passagers ne laisse rien paraître de l’état de terreur dans lequel vivent les Hongrois des classes populaires sous la férule du FIDESZ. Se douteraient-ils qu’un témoin étranger est assis parmi eux ? Aurait-on fait circuler des consignes ? C’est possible. Plusieurs d’entre eux enserrent négligemment de gros paquets de provisions, probablement acquises au prix de leurs dernières devises étrangères, au marché noir, et camouflées dans des sachets TESCO ou LIDL pour tromper la vigilance de la police économique.
A l’arrivée sur le boulevard circulaire du centre, le malaise devient déception : ni armes ni uniformes, aucun véhicule militaire. Les cadavres de mères tsiganes enceintes, de journalistes libéraux et de boursiers post-doc de la fondation Soros ont dû être traînés hors de vue pendant la nuit. En tout cas, je me dis que cette opération Potemkine a dû coûter cher en détergent : plus la moindre trace de sang ou de matière cervicale sur les trottoirs. On finirait pas croire que l’AFP exagère… Les « gens » (a priori, des figurants gestapistes déguisés en étudiants, badauds du samedi après-midi, certains même très habilement grimés en jeunesse suburbaine tsigane hip-hop) vont et viennent comme si de rien n’était. Evidemment, je ne suis pas dupe. Compte tenu de l’importance stratégique du centre, il fallait s’attendre à une mise en scène.
Le pouvoir a aussi dû sacrifier une partie des réserves stratégiques de pétrole pour procéder à des distributions permettant d’entretenir en plein effondrement économique l’illusion d’une circulation intense sur les principales artères de la capitale. Pris d’une quinte de toux, je l’attribue d’abord à un début de bronchite non sans rapports avec la température négative, avant de me raviser : c’est peut-être une réaction de mon organisme aux gaz d’échappement d’un pétrole mal raffiné… y aurait-il déjà des livraisons secrètes depuis l’Iran ?
Arrivé à l’appartement dont on m’a laissé les clefs, je peux enfin, sans éveiller les soupçons, vérifier, avec les sueurs froides qui s’imposent, le contenu de ma valise après les fouilles de la douane : les cinq paquets de sablés de Lu, les dix barres de Toblerone et le kilo de café Lavazza arabica sont bien là ; précieuse monnaie d’échange, ces petits trésors pourront m’aider à soudoyer des informateurs affamés, voire négocier mon exfiltration si jamais je suis repéré. Si tout va bien, en revanche, je pourrai les manger pour améliorer un peu l’ordinaire des 15 soupes japonaises déshydratées cachée dans le double-fond, et qui – à défaut de tickets de rationnement – sont censées assurer ma survie si jamais la convertibilité du forint était suspendue avant mon départ. J’en profite pour découdre la doublure de ma parka et en sortir une partie des euros et des dollars.
Il règne dans l’immeuble un calme suspect. Sous des dehors de week-end hivernal, on sent confusément la prostration d’une population garrotée par le pouvoir dictatorial qu’elle vient par inadvertance d’élire avec une majorité absolue des voix, encore mal remise du trauma qu’a dû constituer, pour ce petit peuple malmené par une longue histoire d’annexions, de déportations et de massacres, la perte d’autonomie de sa banque centrale. Dans l’appart d’à côté, une retraitée, probablement dépouillée elle aussi de son épargne privée durement constituée sous l’effet de directives UE contraignantes, regarde un feuilleton brésilien, bien fort, pour donner le change. Rien ne permet d’affirmer qu’elle sanglote en secret. Peut-être fait-elle partie des milliers de zombies manipulés par la propagande populiste du régime, qui ont fini par croire que l’Etat s’occuperait mieux de leurs retraites que les fonds privés confiés à la sagesse éprouvée du capitalisme boursier international. Pour eux, le réveil sera dur, quand pour ne pas mourir de faim, ils devront aller, au bord du Danube, repêcher les quignons de fougasses jetés depuis leurs péniches de croisière par des millions de retraités grecs et irlandais enrichis par les dividendes de leur épargne à la City de Londres…

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