mardi 25 janvier 2011

ABSURDISTAN – note 5 : L’intégration dans quoi ?



Des polémiques récentes, comme toujours suivies de concertations internationales couteuses réunissant de nombreux incompétents autour de nombreuses tables, ont comme toujours débouché sur l’allocation de fonds considérables, quoiqu’insuffisants, au service d’un mot d’ordre vague, voire dangereux : intégrer les tsiganes d’Europe du Sud-Est (sous-entendu : étant donné qu’on ne peut décemment pas les foutre à la porte d’un continent qu’ils peuplent depuis cinq siècles, et dont ils partagent d’ailleurs la principale valeur culturelle : le christianisme).

Faute de savoir ce que signifie ce mot fourre-tout (qui, pour ma part, m’a toujours désagréablement rappelé la Gleichhaltung nazie…), on préfère généralement entourer d’un flou artistique la question des fins, et se rabattre avidement sur celle des moyens, et « l’intégration » devient vite ce machin dont l’instrument est l’école.

En effet, même dans un pays comme la Roumanie, qui fort heureusement reconnaît à ses citoyens le droit à une identité ethnique (distinguée de la citoyenneté), les recensements s’en remettant sur ce point aux déclarations des recensés (n’importe qui, même blond aux yeux bleus, pouvant par exemple se déclarer arménien ou gagaouze si le cœur lui en dit), comment diable distinguer sociologiquement les tsiganes des non-tsiganes ? Ou plus exactement (la distinction concrète étant en général un donné de l’expérience quotidienne en Roumanie), comment caractériser leur situation sociale ? Ils sont, par exemple, plus pauvres que la moyenne. Mais dans ce cas, le « problème tsigane » (autre pseudo-concept d’un vague vertigineux) n’est-il pas tout simplement le problème de la pauvreté ?

On est donc bien content de pouvoir remarquer que, même comparés à des groupes sociaux économiquement proches, les tsiganes présentent la particularité d’un taux de scolarisation anormalement bas. Et nous voici tirés d’affaire : envoyons les tsiganes à l’école, et tout ira bien !

Reste à savoir pourquoi les tsiganes (et quels tsiganes !) envoient moins souvent leurs enfants à l’école que leurs voisins d’ethnie roumaine ou hongroise.

Ici, première bizarrerie : parlant d’un pays qui reconnaît aux minorités ethniques le droit à l’enseignement en langue maternelle, personne, ou presque, ne mentionne la quasi-inexistence d’un enseignement (au moins primaire) en langue romani. Pour les gauchistes occidentaux qui ont à l’Ouest fait du « problème tsigane » leur fond de commerce, c’est malheureusement compréhensible, surtout vu d’un pays comme la France, culturellement plus centraliste, c'est-à-dire moins démocratique que la Roumanie. Mais les roumains n’en soufflent pas mot non plus… Il faut croire que ce qui (en Roumanie du moins) paraît parfaitement normal dans le cas de la minorité hongroise (« peuple historique » et autres clichés de l’idéologie impérialiste post-hégélienne) ne l’est pas vraiment quand il s’agit des tsiganes.

Ce même racisme implicite et généralisé explique que, comme Claude Karnoouh, à l’occasion de déclarations honnêtes faites à une publication qui l’est moins (http://www.hotnews.ro/stiri-esential-8237263-interviu-claude-karnoouh-antropolog-francez-poporul-roman-este-rasist-orice-alt-popor-numai-popoarele-din-vest-tac-pentru-tem-aici-integrarea-tiganilor-putea-simpla-prin-forta.htm) a eu le courage de le faire remarquer en roumain aux roumains, les autorités ne cherchent pas vraiment à faire respecter l’obligation scolaire quand il s’agit des tsiganes, ce qui jette d’emblée une ombre sur tous les programmes bien-pensants prétendant résoudre le « problème » par allocation de moyens à une institution qui choisit de ne pas faire son travail.

Et voilà que je mentionne une deuxième fois (soit : deux fois de trop déjà) cette expression confuse et si lourde d’analogies funestes (cf. le « problème juif » des années 20-30). Or, dans l’ordre des raisons qui m’obligent à condamner la plupart des « solutions au problème tsigane » en circulation dans le discours médiatique, l’une d’elles, de par son caractère a priori, s’impose comme la première, et c’est qu’il n’y a pas de problème tsigane. Non seulement, en dehors de quelques mises en scènes pénibles d’un despote en perte de vitesse, il n’y en a pas en France (cf. ici même : http://korkorezhau.blogspot.com/2010/09/absurdistan-note-2-coulisses-du-show.html), mais il n’y en a pas davantage en Roumanie. Les phénomènes auxquels on fait généralement allusion sous ce nom se résument, du point de vue des causes, à :

* la déréliction accélérée des structures étatiques roumaines, et notamment du maintien de l’ordre : ce qui rend l’existence d’une minorité délinquante au sein de l’ethnie tsigane particulièrement insupportable pour le roumain du peuple dans la Roumanie des 20 dernières années, c’est avant tout le niveau pratiquement nul de protection légale auquel il peut désormais prétendre en contrepartie de l’accomplissement de ses devoirs civiques (et notamment fiscaux). Il faut être journaliste roumain, idiot ou perfusé à l’héroïne pour penser que la corruption et l’incompétence de la police et de la justice roumaines (institutions dans lesquelles le niveau de représentation de ladite ethnie est nul) seraient dues aux tsiganes. Que certains tsiganes (comme certains roumains, hongrois etc.) en profitent, c’est certes condamnable, mais malheureusement naturel et inévitable : cela relève de l’ordre des conséquences. Tout le reste, ce sont les sophismes par lesquels la petite bourgeoisie roumaine se défausse sur une minorité ethnique des résultats de son apathie et de sa complaisance envers un état crapuleux.

* au naufrage démographique des populations non-tsiganes du Bassin des Carpates, qui déséquilibre le fonctionnement de relations parfois séculaires (et pour la plupart, sinon harmonieuses, tout du moins stables) entre sédentaires de vieille date et nomades ou post-nomades. De ce point de vue, en dépit des droits historiques que confèrent à mon sens aux tsiganes l’ancienneté de leur enracinement européen et leur attachement majoritaire (et sincère !) au christianisme, leur « problème » n’est autre que le « problème » des immigrés récents d’Europe occidentale – c'est-à-dire une projection en creux du véritable problème : le problème français, allemand, hongrois, roumain… le problème de l’humanité occidentale décérébrée, déchristianisée, décimée par le malthusianisme petit-bourgeois, le problème d’une civilisation guidée vers le suicide de masse par des élites nihilistes.

L’école, dans laquelle un jacobinisme à valeur muséographique feint de voir une solution est d’ailleurs une partie de ce problème : parallèlement aux mass-médias, elle constitue depuis longtemps l’un des canaux de transmission de l’infection nihiliste, en minant la culture communautaire (rebaptisée « superstitions », « préjugés », « dialectes » etc. par les hussards de l’individualisme petit-bourgeois) pour développer l’esprit de compétition, la discipline et le respect des autorités allogènes imposées.

Dans cette perspective, il devient non seulement possible, mais aussi hautement nécessaire de préciser le contenu réel de « l’intégration », c'est-à-dire les résultats réellement prévisibles, quoique soigneusement occultés, de la politique qui en fait son slogan : de tous ces enfants tsiganes actuellement sous-scolarisés, faire, comme en Hongrie, des consommateurs roumanophones, « intégrés » à la pseudo-culture sinistrée de la majorité nihiliste, mais toujours marqués racialement, et d’autant plus réduits à merci qu’ils ne peuvent plus compter sur les réseaux, les savoirs et les valeurs de la tradition.

En effet, n’importe quelle étude honnête révèlera qu’à niveau socio-économique comparable, les tsiganes de Hongrie sont plus et mieux scolarisés que ceux de Roumanie, ce que traduit le fait constatable avec un minimum d’intuition linguistique, à n’importe quel coin de rue de Józsefváros et de Turda, que les tsiganes de Hongrie sont pour la plupart magyarisés (monolingues en hongrois, ou dans un créole très proche du hongrois standard), tandis que ceux de Roumanie conservent pour la plupart l’usage de leur langue patrimoniale (et, détail intéressant : ceux qui l’ont perdue l’ont souvent remplacée par le hongrois, dans des zones à peuplement majoritaire hongrois, comme la Siculie).

Par ailleurs, il est de notoriété publique que les tensions xénophobes entre population majoritaire et minorité tsigane sont bien plus fréquentes et bien plus graves en Hongrie qu’en Roumanie. Curieusement, tout le monde s’abstient soigneusement d’en tirer des conclusions, si ce n’est celle, hautement scientifique et extrêmement populaire depuis que les grands capitaux taxés par le Fidesz ont lâché leur meute médiatique sur Vikor Orban, que les Hongrois sont de sales fascistes.

Pourtant l’interprétation des faits est d’une limpide simplicité : l’encadrement des tsiganes par l’institution scolaire telle qu’elle existe en Europe du Sud-Est renforce le plus souvent leur marginalisation et leur précarisation.

Ayant passé des années à la tête d’une PME en Roumanie, j’ai payé (assez cher, d’ailleurs…) pour savoir qu’après liquidation des couches artisanales (souvent allogènes : hongrois, allemands) de la population urbaine par le régime Ceauşescu, les derniers artisans réellement professionnels (au sens du know-how autant que du point de vue du Beruf) de Roumanie qui ne se soient pas encore expatriés sont pour la plupart tsiganes. Même à défaut d’entreprises inscrites au Registre du Commerce et de personnalité juridique, c’est à eux que même les institutions publiques ont recours quand elles procèdent à des travaux réclamant du savoir-faire et que leur budget ne leur permet pas d’avoir « tout naturellement » recours à l’import. Pour citer un cas des plus concrets : en Transylvanie centrale, c’est aux tsiganes zingueurs de l’ethnie Gabor que les enfants roumains et hongrois des écoles communales doivent d’avoir un toit et des gouttières au-dessus de la tête pendant qu’ils écoutent un instituteur sous-formé et sous-payé leur débiter des âneries nationalistes.

Or ces tsiganes, pour la plupart, sont tsiganophones et n’appartiennent pas à la frange « intégrée », c’est-à-dire transformée en lumpen-proletariat roumanophone périurbain. Ces familles étant souvent relativement aisées et totalement sédentaires, elles seraient les seules réellement exposées (car possédant des bien saisissables) à un programme de coercition scolaire. Le plus tragiquement drôle, c’est qu’à la différence du lumpen-proletariat tsigane qui a massivement recours au « travail » (mendicité et vol) des enfants, ces familles-ci manifestent même souvent une tendance spontanée à scolariser leurs enfants lorsqu’ils ne sont pas (encore), ou qu’ils ne sont plus nécessaires aux travaux artisanaux ou domestiques. Hélas, l’existence de cette strate sociale ni opulente, ni misérable, ni maffieuse ni migrante (et pourtant loin d’être minoritaire) au sein de la minorité tsigane de Roumanie est constamment occultée, aussi bien par les élites roumaines, qui, vivant mentalement dans une série télévisée américaine, voudraient (dans un pays sans industrie…) voir des tsiganes ingénieurs pour considérer comme réussie leur « intégration », que par les gauchistes occidentaux et leurs alliés du « monde associatif tsigane » (dénué de toute représentativité au sein du monde tsigane), qui ont absolument besoin d’images bien calcuttiennes de « victimes sociales » pour actionner la pompe à subventions… dont ils vivent.

En revanche, nul besoin de mon passé d’entrepreneur obscur et malheureux pour savoir qu’à part l’alphabétisation, l’école roumaine (à supposer que cette institution de gardiennage de mineurs en plein effondrement mérite encore ce nom) ne propage aucun des savoirs qui manquent réellement aux jeunes tsiganes pour entrer en complémentarité avec la société roumaine actuelle : non seulement elle tourne résolument le dos à l’enseignement technique dont la Roumanie des métiers sinistrés aurait tant besoin, mais elle n’éduque pas davantage la jeunesse de Roumanie à l’exercice des droits et des responsabilités démocratiques récemment acquis, au droit des ménages et des entreprises, à la lecture critique de l’information et à la participation civique. Bref : l’école roumaine forme, dans le meilleur des cas, de la chair à call center pour peupler les malls lors des soirées de week-end dédiées à la consommation low budget, et le plus souvent de futurs travailleurs non qualifiés, ou qualifiés pour des tâches inexistantes en Roumanie, qui alimenteront la pompe à main-d’œuvre cheap des métropoles néocoloniales. A supposer que les jeunes tsiganes souhaitent (mais on se demande vraiment pourquoi ils le souhaiteraient…) partager ce sort ô combien enviable, l’exemple hongrois incite à penser que le racisme des roumains ne leur permettra pas de toucher les dividendes de ce ralliement au modèle majoritaire.

Mais les contrevérités ont la vie d’autant plus dure que le débat rassemble le plus souvent, autour d’une table richement garnie de subventions, des « experts en intégration » occidentaux triés sur le volet parmi tous ceux qui, non seulement ne parlent pas romani, mais ne comprennent même pas un traître mot de roumain, et des roumains de la petite bourgeoisie intellectuelle, dont les contacts avec leurs concitoyens tsiganes se limitent très souvent à une coexistence haineuse avec quelques parias entretenant sur la voie publique le cliché du tsigane mendiant, et à la consommation (d’ailleurs perversement avide) d’une sous-culture néo-tsigane médiatisée par la télévision.

Je profite donc de ce billet d’humeur pour lancer, aux uns comme aux autres, une invitation : si vous passez par la Transylvanie, suivez-moi chez les chaudronniers Gabors de Crăciuneşti, chez leurs cousins que l’exode rural a conduit jusqu’à Oradea, chez les tsiganes musiciens de Pălatca et de Ceauaş, venez me voir à Mera (où tout le haut de ma rue est peuplé de tsiganes)। Si vous aimez cuisiner et appréciez le bel objet, mon ami Lajos Gabor forgera sous vos yeux un couteau de maître et le violon de mon ami Florin Codoba acheminera jusqu’à vos oreilles les trésors du baroque paysan européen, tel que vous ne les entendrez jamais dans l’ennui stérile et métronomique des auditoriums de Bucarest. Ces jeunes pères de famille trilingues, qui envoient d’ailleurs leurs enfants à l’école, manquent rarement de travail CAR ils ont eu la prudence d’apprendre, en humbles compagnons, le métier de leur pères et de leurs oncles, pendant que d’autres membres de leur ethnie, à l’école, apprenaient juste assez de français pour tendre la main dans le métro.

A la différence du prétendu « problème tsigane », le bien réel problème roumain (et hongrois...) porte en lui-même, à pas si long terme que ça, sa propre solution : l’extinction naturelle et méritée du peuple roumain, qui ira rejoindre dans les caveaux de l’archéologie tous les peuples sans foi, sans chants, sans danses et sans honneur. Biologiquement condamné, il lui reste la possibilité de transmettre à une partie du jeune et prospère peuple tsigane, héritier naturel de son territoire, sa langue : d’ores et déjà, une grande partie des roumanophones de ce monde (dont certains des plus illustres, mais j’éviterai ici de citer des noms…) sont de race tsigane – ce qui m’a amené, dans un manifeste publié ici même, à parler de « société créole » (http://korkorezhau.blogspot.com/2010/09/fara-numar-pour-un-bolivarisme.html). Le linguiste que je suis ne peut que se réjouir de cette possibilité de survie offerte à la langue dans laquelle Caragiale, Blaga, Stănescu et Cărmăzan ont confié leur pensée au papier. Mais j’ai aussi suffisamment étudié la langue romani, suffisamment entendu de doinas et de contes tsiganes pour savoir que cette culture dont « l’intégration » sonnerait nécessairement le glas mérite au moins autant la pérennité que celle – souvent infectée par l’académisme petit bourgeois de facture française, et l’épigonisme navrant des élites postcoloniales – dont le roumain scolaire est le vecteur.

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