mercredi 15 août 2012

Claude Karnoouh et ses ennemis préférés


Sur l’Invention du Peuple



Je reproduis ici, avec de menues modifications, l’original française de cette recension initialement écrite (et traduite en roumain) pour la revue Cultura, à l’occasion de la publication en langue roumaine de l’Invention du peuple, pièce maîtresse de l’œuvre théorique de Claude Karnoouh.
Rien n’incite à beaucoup d’optimisme concernant la réception de cet ouvrage dans le pays qui lui fournit pourtant l’essentiel de sa matière, tout comme, à partir de l’âge adulte, il a fourni celle de la vie de son auteur – et de la mienne –, jusqu’à devenir notre seconde patrie : la Roumanie.
Et ce, avant tout, parce que le type d’homme et de caractère qu’illustre Claude Karnoouh – celui du grand bourgeois lettré de tempérament aristocratique – y est pour ainsi dire inconnu. Entre ses phanariotes du concept, conservant dans les ors de la culture institutionnelle l’humilité presque paysanne des princes du sang, et ses fils de popes venus jouer les Rastignac sur Universităţii, la Roumanie peut tout au plus comprendre un dandysme dont le susnommé n’est certes pas exempt, et dont l’essence s’épuise dans le choix des vêtements les plus exquis (lors de notre dernière discussion de visu, Claude Karnoouh portait une veste en tweed dont je possède la pareille, et que j’estimais jusqu’alors introuvable, pour l’avoir débusquée au marché aux puces de Cluj), des bijoux les plus rares et autres œuvres des arts ruraux et urbains – que l’intéressé connaît, l’un comme l’autre, comme le fond de sa poche. Or c’est bien de Claude Karnoouh qu’il est question dans cet ouvrage initialement écrit comme thèse d’anthropologie, au moins autant que le très populaire chef-d’œuvre de son maître en ethnologie, Tristes tropiques, est aussi un livre sur l’homme Levy-Strauss – et pour les mêmes raisons.
Mais en plus de sapes, de bijoux et de paysans – voire même davantage –, pour vivre et s’épanouir, un aristocrate a besoin d’ennemis. Caractérisée par un conformisme mental et une misologie sans exemple depuis la Renaissance, notre époque, certes, lui facilite dangereusement la tâche. La vilaine habitude d’appeler un chat un chat, notamment, fait de Claude Karnoouh l’objet de certaines admirations et de quelques affections solides, mais aussi de haines nombreuses et souvent proches de l’hystérie. Qu’à cela ne tienne : ni psychologue ni cosméticienne, le philosophe n’est pas là parmi nous pour créer du confort mental ou limer les griffes de pseudo-conflits destinés à pérenniser le consensus sous-jacent. Qu’il agisse par vocation sacrificielle, par masochisme ou sous l’effet d’une digestion acide, à la rigueur, qu’importe : le philosophe est celui qui rompt le cercle des politesses euphémistiques et met – avec le plus de précision, de profondeur possible – le doigt dans la plaie.
Des nombreuses compositions auxquelles se prête la présentation de cet ouvrage, j’ai donc choisi celle consistant à sérier les peuples, les écoles et les individus auxquels il a l’heur et la manière de déplaire : d’une part en Occident et notamment en France, d’autre part en Roumanie, et plus largement dans l’Europe danubienne.

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Ce qui fait de Claude Karnoouh plus qu’un spécialiste, plus que l’homme d’une ou deux thèses, plus qu’un universitaire – en un mot : ce qui en fait un penseur –, c’est pour moi avant tout son aptitude et sa propension, pour reprendre les mots de Nietzsche, à « penser contre soi ».
Bourgeois issu de l’exil juif d’Europe oriental, il était en principe du bois dont la République tire ses meilleurs censeurs, tribuns réformistes et autres petits et moyens producteurs de théodicées des faits accomplis – tant elle aime s’entendre confirmer par des bouches étrangères le bien-fondé universel de tous les préjugés constitutifs du chauvinisme paradoxal de ces villageois de l’universel que sont les Français –, et n’aurait pas manqué de raisons somme toute honorables pour pratiquer une germanophobie élégante, associée comme d’habitude à une bonne dose de méfiance pour le monde slave et les autres peuples d’Europe centrale et orientale. Herder, entend-on souvent en France, c’est l’ancêtre du Blut und Boden allemand. En Europe centrale – surtout celle de l’après-90 –, l’adoption de cette idée reçue lui aurait d’ailleurs très certainement valu la sympathie des salons européanistes, où tous ceux qui n’ont pas (encore) réussi à se faire coopter par des universités nord-américaines ou anglaises se désolent à longueur de zsúr, comme les Aufklärer de 1760 (quoique autour de tables généralement moins bien garnies) d’avoir à poursuivre leur précieuse existence cosmopolite et raffinée au milieu de ces brutes incorrigibles : le roumain, le polonais, voire – Dieu nous en garde ! – le hongrois.
Eh bien non. En pleine victoire (définitive, nous assurait alors le bien versatile Fukuyama) de l’Occident sur un bloc soviétique en pleine déréliction, depuis Paris, Claude Karnoouh glisse dans son Invention du Peuple – que les maximalistes chauvins de Bucarest, qui peuvent maintenant la mésinterpréter directement en roumain, ne manqueront pourtant pas de dénoncer comme un attentat trotskiste contre leur panthéon national – une apologie en bonne et due forme de Herder. Sans enthousiasme naïf, il démontre sèchement que le herderisme, à la hauteur des temps, était, dans l’éventail des idéologies disponibles, la seule philosophie politique adaptée à la situation coloniale avant la lettre dans laquelle le développement du capitalisme mercantile, puis industriel d’Europe occidentale relègue peu à peu l’Europe danubienne entre le XVIIe et la fin du XIXe siècle.
Car Claude Karnoouh, renégat du PCF et persona non-grata dans l’âge d’or de Ceauşescu, n’a néanmoins jamais renié le marxisme, ni oublié les leçons de Lénine dans l’Impérialisme, stade suprême du capitalisme : dès les débuts de la révolution capitaliste – quoiqu’il faille attendre la généralisation de la démocratie parlementaire et l’apparition de mouvements ouvriéristes, puis de leur antithèse réformiste pour rendre le phénomène politiquement visible – et jusqu’à l’aube (que nous vivons actuellement) de ce que j’appelle généralement le capitalisme zombie, la ligne de partage que la marchandise et son système de prédation sociale fait passer entre les hommes ne sépare pas seulement des classes sociales (dans les pays industrialisés), mais aussi – je dirais même, au cours du dernier siècle : surtout – des peuples ; or, cette ligne, qui court souvent entre deux continents ou sous-continents (le long du Rio Grande ou de la Méditerranée, par exemple), peut aussi partager un seul et même continent : l’Europe, où, alors même que le colonialisme ultramarin n’en était qu’à de timides débuts, « l’héritage judéo-chrétien » dont se gargarisent aujourd’hui si vainement divers penseurs à gages n’a pas empêché les armées « libératrices » de Napoléon 1er – comme plus tard les cohortes « antibolchéviques » de son grand admirateur Hitler – de faire sentir au paysan et à l’artisan saxon, tchèque ou juif de Galicie la cherté (redécouverte entre temps par beaucoup d’irakiens, d’afghans et de libyens) d’une « liberté d’importation ».
Car, chez Karnoouh, à la leçon intellectuelle et planétaire de l’Indochine, de l’Afghanistan et de l’Algérie (cette dernière apprise, en ce qui le concerne, de très près) s’ajoute, depuis ses nombreux et longs séjours transylvains des années 1970, l’expérience fondatrice, baptismale, stricto sensu archaïque qui – par-delà des différences d’origines et de perspectives souvent profondes – soude la petite « franc-maçonnerie » hétéroclite dont j’ai aussi le bonheur de faire partie, avec Bob Cohen, Bernard Houliat et quelques autres apatrides volontaires partis sur les traces de Bartók : la connaissance intime et directe des communautés rurales traditionnelles de Transylvanie, telle qu’on n’y accède qu’au prix d’une coexistence prolongée, impliquant aussi, à travers l’apprentissage de leurs diverses langues et dialectes, un réapprentissage de la vie hors des cadres créés par l’individualisme et la civilisation marchande. Pareil à ce Marx réac qui, au détour d’une analyse macroéconomique, nous laisse entendre qu’il a encore connu – et regrette amèrement – l’époque des vêtements en lin et de l’alimentation populaire équilibrée héritée de la polyculture de subsistance (plus tard abolis par le tout-coton et le tout-patate de la rationalisation industrielle), Karnoouh, parisien sophistiqué, laisse poindre dans son roumain rocailleux des régionalismes du Maramureş, souvenirs de ces années passées de l’autre côté du miroir de la modernité, parmi des hommes pour qui le quotidien et la fête, l’amour, le travail, la famille, la naissance et la mort, mais aussi – pour revenir au thème central de l’ouvrage – la personne, l’autre et le groupe se chargent de valences bien différentes de celles du vécu moderne, puis postmoderne occidental ou de leur imitation maladroite et zélée par les couches urbaines de la population roumaine.

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Et, si Claude Karnoouh excelle à rappeler à nos compatriotes français et occidentaux – auxquels ce livre s’adressait au premier chef – des vérités désagréables, pour ce qui est des ténors de l’intelligentsia roumaine d’avant et d’après 1990, on peut carrément dire qu’il les mouche. Montrant la parfaite continuité de ce que j’appellerais la spectacularisation de l’ethnique des auteurs du Mémorandum transylvain jusqu’au national-communisme de N. Ceauşescu – et dénonçant ainsi en creux l’inexistence d’une réelle pensée marxiste dans un pays historiquement bloqué sur les acquis technologiques et philosophiques du préromantisme :
« En Roumanie, après la décennie de l’Internationale stalinienne (1948-1958), les régimes communistes successeurs ont su parfaitement instrumentaliser le folklore et lui redonner la place que les théories politiques de l’ethnie-nation du XIXe siècle lui avaient assignée. L’organisation du folklore à l’échelle de la nation, inclu dans un tout organique et hiérarchisé au travers du Parti-nation, accomplit le programme que beaucoup d’intellectuels nationalistes du XIXe siècle lui avaient tracé. » (p. 140)
 – il renvoie plusieurs générations de rhapsodes dâmbovitsiens du « communisme » et de « l’anticommunisme » au néant dont leur psittacisme ne s’est en réalité jamais vraiment distingué. Et comme si ce démasquage brutal n’était pas assez douloureux pour un pays qui tient d’autant plus viscéralement à sa droite et à sa gauche qu’il n’en a jamais eu, il enfonce le clou en repérant – dans une sociologie des élites qui n’a pas vraiment changé depuis Micu Klein – l’origine infrastructurelle exacte de cette idéologie :
« Au début du XIXe siècle, cette élite intellectuelle roturière présente les traits d’une couche sociale intermédiaire entre le pouvoir impérial et/ou féodal et la paysannerie, véritable embryon d’une classe moyenne ethnico-nationale en des pays où l’artisanat et la bourgeoisie sont soit absents soit réduits et allogènes.
D’où une telle couche sociale, une société de clercs, peut-elle tirer ses moyens de subsistance? Des prébendes de l’État bien évidemment. Et, pour cela, que lui faut-il ? une existence politique ! » (p.109, c’est moi qui souligne)

Parisien cosmopolite, grand voyageur qui devait, pour sa retraite, retrouver nostalgiquement le Bucarest de ses débuts danubiens trente ans plus tôt, et qui, pendant ses années d’interdiction de Roumanie, a beaucoup coqueté avec Budapest, Claude Karnoouh est comme moi un fils adoptif de la Transylvanie. Subtilement rééduqué – tant en roumain transylvain qu’en hongrois local – par cette province indécrottablement polyglotte, héritière inconsolable de l’Etat féodal le plus durable de la région, par sa paysannerie installée dans un mépris tranquille de l’histoire, par ces continuateurs inconscients (ou peut-être pas ?) de l’esprit baroque qu’étaient les pflasteristes de Cluj et par ces « femmes de Transylvanie » que devait plus tard chanter l’aradois Zsolt Karácsonyi, Claude Karnoouh était donc paradoxalement préparé par ses origines adoptives à ne pas faire grand cas de ces simplifications unificatrices du nationalisme, dont la production en série constitue depuis bientôt deux siècles l’objet d’activité principal des usines folkloristes, ethnologiques et dialectologiques de Budapest et de Bucarest.
Si l’éternité est née au village, alors l’éternité (pour Karnoouh : l’archaïque) est avant tout locale, familiale, tribale, et – si c’est d’Europe danubienne qu’il est question – syncrétiquement païenne et chrétienne. Elle raisonne par proximité, étant, pour employer un mot que le jeune et brillant Valentin Trifescu a récemment eu le mérite d’acclimater en roumain, essentiellement campaniliste. Mais, une fois qu’on l’a soulagé des cocardes dont l’affublait l’Aufklärer herderien, encore faut-il libérer aussi le sauvage des séquelles de son objectivation orientaliste, du folklore au sens français, et extraire son campanilisme de la gangue de l’esprit de cloché : si le sens de sa geste n’est généralement pas celui que voulaient lui assigner les catholiques néologiques (contre-réformés ou uniates) et les orthodoxes réorientalisés des élites nationalistes transylvaines, le paysan traditionnel n’est pas pour autant étranger à la transcendance ; mais cette transcendance est celle d’un quotidien perméable au divin, qui n’a donc généralement pas besoin – comme l’homme moderne – de spectaculariser ses rituels pour en percevoir le sens – dont les rituels doivent même essentiellement leur essence rituelle au fait qu’ils ne comptent que des participants (initiés ou destinés à l’être), et qu’aucun des célébrants n’a donc l’occasion de poser en acteur devant des spectateurs (touristes, ethnologues, politiciens de passage : Karnoouh, profanateur des dignités factices, est là pour nous rappeler l’identité structurelle de ces divers rôles sociaux) :
« Or, il est impossible d’assimiler la théâtralisation des rites à une sorte de digest de la Weltanschauung paysanne à l’usage de spectateurs étrangers au topos communautaire, car la volonté qui élabore cette monstration utilise les moyens stylistiques et la rhétorique de la tradition savante du théâtre, de la danse, voire du drame lyrique. » (p. 166)

Découvrant sur le tard, en traduction roumaine, cette œuvre majeure de Maître Karnoouh, j’ai eu la stupéfaction d’y trouver, incidemment couchées sur le papier au détour d’une réflexion philosophique à l’époque où j’en étais encore à découvrir, sous les espèces de M. Dinescu vociférant en noir et blanc dans le téléviseur familial, l’existence du peuple roumain « quelque-part derrière le rideau de fer », mes propres conclusions, les conclusions de ces dix dernières années, consacrées à l’étude de la danse traditionnelle et folklorique en Transylvanie.
Aux noces paysannes transylvaines, sources d’une bonne partie du répertoire de Chantons la Roumanie et de ses sous-produits ultérieurs, tous les individus en âge de danser dansent, c’est une question d’étiquette, de respect à manifester à l’égard de ses hôtes ; fournie par l’orchestre tsigane le plus proche, la musique est toujours celle du village, et les autochtones dansent sur cette musique des pas locaux (que le folklorisme – sous l’influence du schéma conceptuel de la danse chorégraphiée – lui attribuera plus tard en propre, essentiellement), mais les « étrangers » (d’autres ruraux, généralement de villages voisins, arrivés là à la faveur de l’exogamie) doivent aussi danser, et dansent donc tranquillement leurs propres pas, accompagnés de leurs propres figures, en s’adaptant (facilement, compte tenu de la relative uniformité des schémas rythmiques) à la musique locale. La danse est presque toujours pratiquée sous forme de suites, l’expression « une danse » faisant en réalité référence à la série codifiée de 3 à 8 danses (en fonction des villages) qu’un même danseur devra danser avec sa cavalière une fois qu’il l’a invitée à danser : en général, la suite commence par une danse de garçon – seul moment stricto sensu spectaculaire du rituel – au terme de laquelle les couples se forment, pour aussitôt se lancer dans une danse lente propice à la chanson (de-a lungu, cigánytánc, akasztós), suivie de danses plus rythmées et plus riches en figures (învertita, bătuta, csárdás, szökős…), dont la série culmine presque toujours dans une danse rapide (cel iute, des, szapora, friss), dans lesquelles réapparaissent souvent, à titre d’ornement final, les figures masculines. L’immense majorité des types de danse documentés chez les danseurs vernaculaires est relativement pauvre en figures (en moyenne une demi-douzaine), et tout laisse penser que le répertoire des figures, à l’intérieur d’une seule et même communauté villageoise, donnait lieu à une grande variation individuelle, chaque danseur sélectionnant, au cours d’un processus d’apprentissage par la pratique, celles qui lui vont le mieux, en fonction de sa constitution et de son caractère.
On retrouve donc des traits culturels définitoires des couches possédantes (petits propriétaires fonciers) de la paysannerie européenne : la tolérance et l’inclusion chrétiennes (tous doivent danser, mais chacun peut danser à sa guise, à condition de ne pas perturber le rythme général), l’individualisme familial (on danse préférablement avec sa future, sa femme, sa belle-sœur etc., très souvent en reproduisant des figures apprises de son père et de son grand-père, avec une curiosité teintée de méfiance pour les trouvailles d’autres familles). Mais aussi d’autres, plus anciens, païens, hérités de rites orgiaques : exclamations rimées poussées en chœur par les femmes pour accompagner les danses de garçon, elles-mêmes inspirées d’anciennes danses guerrières, soulèvement indécent des jupes féminines sous l’effet de la force centrifuge créée par les virevoltes, etc..
Puisant à pleines mains dans cet opulent répertoire vernaculaire, le folklorisme – et notamment le revival folk connu dans le monde hongrois sous le nom de mouvement táncház (récemment « labellisé » par l’UNESCO) – l’ont réinterprété et recréé conformément à l’habitus (urbain, industriel et nationaliste) de ses promoteurs, sous le signe de l’identité et du spectacle. En dépit de tous les effets de continuum géographique observables, un type de danse donné, une fois convenablement documenté dans un village V, est promu au rang de « danse de V » ; le processus d’apprentissage inversant le rapport numérique traditionnel entre initiés et non-initiés (au village, quelques jeunes apprenaient pendant les noces, en observant un grand nombre d’adultes – dans le revival, un couple d’enseignants transmet une danse à un groupe pouvant aller jusqu’à la centaine), la transmission collective et mécanique de cette danse lui confère une uniformité jadis inconnue ; au lieu de se laisser inspirer par la musique, les danseurs (qu’ils aient été cooptés pour la scène ou non) tendant à reproduire « de tête » des séries chorégraphiques figées. Et comme, dans la plupart des cas, les néo-danseurs ne sont pas issus du village d’où provient la danse qu’ils apprennent, ils ne développent par rapport à ce village – dont ils perpétuent pourtant une tradition singulière – qu’une identification générique, passant par le filtre de la « nation » commune (hongroise en l’occurrence) ; du coup, danser les pas « du » village V sur la musique du village W semble déplacé, et l’idéologie du mouvement valorise l’aptitude – assez peu documentée chez les danseurs vernaculaires – à apprendre « fidèlement » « plusieurs » danses, c’est-à-dire les danses « de » plusieurs villages.
Cette exigence rejoint tout naturellement un des critères esthétiques du folklore-spectacle : tandis que les paysans, sans arrêt requinqués par de nouvelles doses de cochonnailles et de gnôle, ne se lassent qu’au bout de deux, parfois trois jours de danser « la même » danse (la seule qu’ils connaissent), les salariés urbains, somnolents après leur journée de travail chronométrée, une fois assis, risquent assez vite de s’endormir dans la salle de spectacle ou devant leur téléviseur, si un même numéro se répète. On entre ainsi dans l’espace de la curiosité, où le crédo nationaliste, paradoxalement, épouse – au stade de la reproduction commerciale – la structure taxinomique des collections érudites pour « célébrer la diversité » de ce qu’il a préalablement – au stade de l’étude et de la conservation – piétiné au nom du mythe de l’ontogénèse nationale unique.
« La cueillette muséographique d’une part et l’exposition de l’autre rééditent cette union de la science et de l’esthétique déjà rencontrée dans la « poésie populaire ». Aux savants la tâche de construire des séries comparatives toujours étrangères aux cat é go ries indigènes, aux esthètes-muséographes (souvent la même personne) celle de présenter une sélection d’objets qui tend à abolir cette multiplicité du semblable pour lui faire acquérir des qualités qui n’étaient auparavant réservées qu’aux trouvailles archéologiques et aux œuvres plastiques conçues à cet effet. Il est là une sorte de confirmation a contrario de la valeur de l’aura de l’objet rural. Car, pour ce qui concerne le populaire, la constitution de séries construites sur des analogies formelles vise à détruire tout ce qui permet une intelligence de la clôture spatiale de tel ou tel objet tandis que la mise en scène muséographique de quelques objets sélectionnés pour la virtuosité de leur exécution tend à annihiler la représentation de la multiplication infinie des objets au profit de l’unicité de l’objet d’art. » (p. 159)
« Transplantée » en ville, chaque danse ne survit que dans sa variante la plus riche en figures, et les danses (notamment lentes) structurellement peu propices à l’accumulation des figures tendent à disparaître du répertoire personnel des néo-danseurs, pour ne survivre (provisoirement) que dans le cadre de chorégraphies pour la scène. Au terme (jamais atteint) du mouvement de reconquista folk dans la société hongroise (et, subséquemment, d’acculturation du répertoire paysan par l’habitus industriel massifié), c’est la danse de couple elle-même qui semble menacée d’extinction (comme dans les boites de nuit disco et techno), phagocytée d’une part par la danse de garçon (support idéal pour les valeurs de sport-compétition et d’individualité spectaculaire de la modernité), d’autre part par les danses collectives de type balkanique, vernaculairement attestées en monde magyarophone presque uniquement dans les marches moldaves (pays Csángó), mais que le protochronisme more ungarico revendique comme élément de la « culture originelle » des hongrois nomades…

Et là aussi, pendant que les narodniks, une fois le grand œuvre de la muséification parachevé, s’enlisent dans les sables mouvants d’une esthétique qui – une fois occulté le sens originel, rituel et fonctionnel de ces danses – ne peut que mimer pitoyablement les catégories des canons artistiques bourgeois (en l’occurrence, du ballet), les rares européanistes égarés dans ce phalanstère en bottes de cuir – et parfois superficiellement frottés de marxisme – passent le même minerai frelaté à la moulinette de l’Ecole de Prague : au lieu des « jugements de valeur » préscientifiques de la vieille école romantique, eux mettent à jour des « structures » formelles d’autant plus universelles qu’elles sont (comme les figures acrobatiques, fondamentalement sportives, du ballet bourgeois) vides de sens.


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Reste donc à souhaiter qu’après avoir blessé pas mal d’occidentaux dans leur bonne conscience crypto-coloniale et énervé plus d’un nationaliste roumain dérangé par cette science critique dans sa récitation béate des mantras protochroniques, cet ouvrage apparaisse aussi, le plus vite possible, en hongrois, pour donner au réveil ethnique hongrois – que l’auteur, là encore, s’est récemment refusé à bombarder en piqué à l’unisson d’une presse occidentale trop unanime pour être sincère – l’occasion d’affiner un peu ses théories souvent bien lourdes de naïvetés romantiques. Je souhaite à l’auteur autant d’ennemis grossmagyars que de détracteurs roumains et français, et espère échapper moi-même d’ici là aux tentatives d’assassinat, pour pouvoir signer la préface de la traduction hongroise.

dimanche 22 janvier 2012

Hongrie : quelle terreur ?

Au risque de décevoir certains de mes lecteurs qui, dans un moment d’extrême fatigue esthétique, auraient pu prendre goût à l’ironie facile dans laquelle – avant tout par dégout devant l’unanimité de la presse occidentale dans ses nobles tâches de désinformation – j’ai rédigé mes notes récentes sur « l’arrière des lignes fascistes », je me sens maintenant – au moins provisoirement – obligé de renoncer à ce ton.

Parce que j’ai rencontré un homme sur lequel je ne voudrais pas ironiser.

J’ai rencontré un cinquantenaire anonyme – a priori citoyen hongrois, parlant en tout cas hongrois avec l’accent de Petite-Hongrie – semblable à des milliers, probablement des dizaines de milliers d’autres dans la Hongrie d’aujourd’hui.

Vers 15h30 samedi après-midi, sur un trottoir bordant le boulevard Andrássy, dans la masse déjà assez compacte qui se dirigeait vers la Place des Héros, point de départ de la « Marche pour la souveraineté hongroise », le quant-à-soi du quotidien des grandes villes avait déjà suffisamment cédé le pas à la communauté de facto des foules pour que je puisse lui adresser la parole sans me présenter, ni lui demander de le faire. Il n’a pas ressenti le besoin de me faire connaître son nom, ni au cours d’une conversation qui a pourtant duré une bonne dizaine de minutes, ni quand nous avons fort cordialement pris congé l’un de l’autre. Comme il a, en revanche, accepté de très bonne grâce d’être photographié de face, il me semble évident qu’il m’aurait aussi dit son nom si je le lui avais demandé.

Mais la particularité assez émouvante de cette rencontre, c’est justement cela : l’absence totale d’exhibitionnisme de ce manifestant, qui ne portait aucun signe distinctif (ni badge, ni autocollant, ni aucun élément vestimentaire connoté), qui, même après avoir découvert qu’il parlait à un étranger, probablement à « une sorte de journaliste », n’a pas du tout profité de l’occasion pour déballer un epos individuel lourd de frustrations personnelles ou familiales mises au compte de tel ou tel régime du passé, de telle ou telle minorité active etc.. Si bien que, au moment de se dire adieu, en dépit d’une curiosité bien naturelle, j’ai trouvé déplacée la question qui (sous forme d’une présentation mutuelle, selon l’usage hongrois) pointait sur mes lèvres. Il restera donc l’anonyme du boulevard Andrássy.

Tout au plus peut-on voir dans sa queue-de-cheval grisonnante le symbole d’une identification passée ou persistante à la sous-culture rock, ou au folk, mais ça reste une hypothèse des plus audacieuses pour l’interprétation d’un signe extérieur qui, dans cette partie du monde, constitue presque un phénomène générationnel.

Etant venu seul, de son propre aveu par les transports publics, il ne pouvait venir que de Budapest (d’un arrondissement périphérique) ou de sa grande banlieue. En dépit des allusions venimeuses de la presse internationale concernant des bus « gratuitement mis à disposition » pour le transport de Hongrois transfrontaliers et de provinciaux (1), il était par conséquent représentatif du sous-groupe le plus massif de cette manifestation : celui des habitants du grand Budapest, venus seuls ou en petits groupes d’amis, bien entendu à leurs propres frais, sans demander pour cela le moindre Forint à l’Etat Hongrois, à Zsolt Bayer ou « au milliardaire Gábor Széles » dont se gargarisent les agences de presse. A vue de nez, ce sous-groupe a dû représenter au moins le quart de l’effectif total des manifestants, qui je situe personnellement autour des 400 000 personnes.

Agissant seul, l’anonyme du boulevard Andrássy est politisé, mais hors-partis, et j’ai même pu déduire de ses propos un profond scepticisme face aux partis politiques en général, y compris le FIDESZ au pouvoir.

On pourrait donc le soupçonner d’être un « opposant de droite » du FISDEZ, c’est-à-dire un partisan du parti crypto-nazi Jobbik. Un détail piquant, tout à la fin de notre conversation, m’a convaincu du contraire ; voulant manifester ma sympathie, j’ai fort maladroitement choisi mes mots, en lui souhaitant, en guise d’ailleurs : Kitartást ! (signifiant : « tenez/tiens bon ! »). Il est alors revenu vers moi d’un air gêné, pour m’expliquer qu’il n’appréciait guère cette expression, qui avait en son temps (ignorance qui ne fait pas réellement honneur à ma culture historique) servi de slogan au mouvement pro-nazi des Croix Fléchées. M’excusant, j’ai remplacé mon souhait par : Bátorságot ! (« courage ! »). La suite de la note montrera à quel point ce second mot était, quant à lui, bien choisi.

Venons-en donc au point douloureux, qui justifie à lui seul cette note : ce qui chez lui, sur ce trottoir, a attiré mon attention, m’amenant à lui adresser la parole, c’est que la pancarte qu’il transportait (et ne brandissait pas encore puisqu’il n’avait pas encore atteint la manifestation) était emballée dans un sac de plastique vert opaque. A une centaine de mètres de la Place des Héros, je l’ai aidé à déballer sa pancarte, que j’ai ainsi pu photographier.

Interrogé, il m’a confirmé qu’il s’agissait d’une mesure de prudence en vue du trajet entre son domicile et le site de la manifestation (sécurisé par une présence policière discrète mais réelle), « parce que certains pourraient prendre ombrage du fait que je n’aime pas Gyurcsány » (2)

Ignorant le tracé exact de ce trajet, et n’ayant d’ailleurs qu’une connaissance schématique de beaucoup de quartiers de Budapest, il m’est impossible de préciser dans quelle mesure ses craintes étaient fondées, ou relevaient d’une inquiétude exagérée : à la rigueur, qu’importe !

Pourtant, le texte de sa pancarte ne mentionne même pas Gyurcsány, ni d’ailleurs aucun politicien (3), parti ou nom d’idéologie : rédigée dans un style satirique, c’est – à part la référence, plus typiquement centre-européenne, à la « patrie » – une pancarte assez typique du mouvement – désormais mondial – de révolte citoyenne contre la dictature mondiale de la kleptocratie financière, tel qu’on le voit ces temps-ci, fédéré tantôt par Anonymous, tantôt par le GIABO de Max Keiser, tantôt au sein du protéique mouvement Occupy.

Pour ceux qui en douteraient, je traduis le texte :


« offre d’emploi [avec mot-valise pouvant aussi signifier : « attente aux aguets »]

On recherche :

vendeur de patrie

pour un club d’Off-SHpORT [mot-valise : « sport » + « off-shore »]

préférence à :

dénigreurs de fonds [mot-valise : « dénigrer » + « investir »] et adorateurs de Mammon. »

Antiphrastiquement confirmée deux ou trois heures plus tard par l’un des slogans scandés par les manifestants (« nem félünk ! » : « on n’a pas peur ! »), voici pour moi, sinon objectivement la principale, mais en tout cas la plus choquante leçon de cette expérience marquante qu’à été ma participation à la Marche : les centaines de milliers de Hongrois venus manifester ce jour-là sont certes venus protester contre les ingérences occidentales, ou, pour beaucoup, pour soutenir (parfois sans réserves) le parti et l’homme au pouvoir ; mais beaucoup d’entre eux sont aussi venu pour se guérir de la peur qui leur tenaille le ventre depuis des décennies : la peur des rafles de l’après-1956, cachée dans le consensus hypocrite des années Kádár, puis endormie au milieu du vertige consumériste des années de transition, mais brusquement ravivée ensuite par les brutalités policières du régime Gyurcsány. Peur poussant même des racines encore plus profondes, dans une expérience bientôt centenaire de l’humiliation collective et de la mise en quarantaine, dont l’événement fondateur, le trauma initial reste le traité de Trianon, péché originel – et toujours sans repentance – de l’Europe d’entre-deux-guerres.

Daniel Cohn Bendit a donc bien raison d’aboyer en plein parlement européen que « des gens ont peur en Hongrie ». Il ne croit peut-être même pas si bien dire.

Oui : des gens ont peur en Hongrie. Non seulement de nombreux membres de minorités ethniques (4), non seulement des « intellectuels » (5), vaches sacrées de l’oligarchie, mais aussi une majorité de hongrois, « d’ethniques hongrois » (6), salariés et artisans, petits entrepreneurs, agriculteurs, apolitiques ou politisés uniquement par la peur : la peur des cartels qui, au-dessus de leur tête, décident du cours du forint (à la hausse quand ils ont « bien voté » ; sinon…confiscation de la maison !), du montant de la dette, de l’octroi des prêts (7) ; peur de l’UE où, en fonction des grands intérêts privés des grands pays (EDF, Auchan, Sodhexo, et leur représentant de commerce Nicolas S.), on peut et veut les obliger à renoncer à une nouvelle constitution dont pratiquement toutes les dispositions ont un précédent dans au moins un pays de l’Union ; peur, enfin, des chiens de garde locaux du néolibéralisme impérial, et de l’admirable know-how répressif et rééducatif qu’ils ont hérité… du totalitarisme soviétique ; peur, en d’autres termes, de Daniel Cohn Bendit lui-même et de « sa famille ».


NOTES :

1 : naturellement considérés comme des manifestants de moindre prix, qu’il est probablement fort aisé de masser dans des bus, un peu comme des animaux ; une publication de la « gauche » pro-impérialiste hongroise a même évoqué des « figurants payés » ; pour avoir suivi cette marche de plusieurs heures dans le froid mordant de Budapest en janvier, je dois dire que dans toute l’histoire du théâtre, on n’a jamais vu de figurants aussi convaincants…

2 : Ferenc Gyurcsány, riche « homme d’affaires » issu de la nomenclature de l’ancien parti unique, puis formé aux USA, premier ministre du cabinet le plus durable et le plus caractéristique de la période 2002-2010, période de violences policières et de prédation économique néolibérale sans précédent dans la Hongrie de l’après-1990.

3 : même si certains pourraient facilement se reconnaître…

4 : groupe ethniques dont la définition même est cependant fort problématique dans un pays monolingue où les familles n’ont généralement plus d’enracinement religieux ; massivement magyarisés depuis plusieurs générations, les tsiganes, par exemple, étaient représentés en grand nombre à la manifestation ; le sort des tsiganes marginalisés (qui ne semble préoccuper l’Occident que lorsque les Hongrois « votent mal ») me semble, en Hongrie, relever davantage de la problématique du lumpenprolétariat, donc de la pauvreté, que d’une problématique ethnique.

5 : quoique ceux dont la presse occidentale sonorise si puissamment les râles soient généralement ceux qui ont surtout peur de perdre des avantages souvent exorbitants dus à une allégeance partisane au régime précédent.

6 : à supposer que cette expression ait un sens, pour les raisons exposées dans la note 4.

7 : octroi de prêts soumis par l’UE à des conditions qui n’ont rien d’économique, comme le retrait d’un projet de loi sur…l’âge de la retraite des juges ! Pour l’oligarchie bruxelloise, qui se démasque au passage, il s’agit là de protéger l’impunité de leurs complices, les grands initiés locaux, en empêchant le renouvellement générationnel de la magistrature que souhaitait provoquer le FIDESZ au moyen de cette proposition de loi. Tout le reste (fiscalité inégalitaire, droit des femmes, liberté de la presse etc.), c’est tout juste bon pour les éditos de Libération

jeudi 19 janvier 2012

A l’arrière des lignes fascistes : voyage sous couverture à travers le Reich Magyar (III : photoreportage)


Mardi, 18h : J’ai maintenant commencé mon enquête, parcourant au péril de ma vie, et dans un froid de canard, la capitale du nouveau Reich Hongrois Non-Orthodoxe Populiste Fasciste (RHNOPF).

Les mots sont impuissants à décrire les horreurs dont je suis ici le témoin discret. Cohn-Bendit a donc bien raison : les lettres officielles de Barroso et autres procédures comminatoires ne suffisent pas – il devrait effectivement, en compagnie d’une délégation des Verts, du PES et d’autres démocrates néolibéraux, venir se rendre compte sur place, dans les usines, les banques opprimées, les centres commerciaux menacés de fermeture et les écoles maternelles pour se détendre un peu, ce qui lui donnerait en outre l’occasion d’être comblé de marques d’affection par la population locale, qui l’accueillerait sans aucun doute en libérateur.
J’ai donc recours à l’image pour tenter de laisser percevoir une fraction infime de l’atrocité ineffable qui m’entoure. Mon lecteur saura m’excuser de la qualité déplorable des clichés, généralement pris, compte tenu du risque, au moyen d’un appareil espion ayant l’aspect extérieur d’un préservatif à l’effigie de Jean-Paul II – pour flatter l’intégrisme catholique en pleine recrudescence sur les rives du Danube sans pour autant démentir le préjugé xénophobe selon lesquels les étrangers ne viennent à Budapest que pour baiser (alors qu’il y a plein d’autres choses à découvrir dans ce pays jadis sympathique, et notamment la goulasch-soupe, niquer, le vin de Tokai, la drague, la méthode Kodály et le sexe).

Au lieu de me confronter comme je m’y attendais aux difficultés bien connues du marché noir, mes raids d’approvisionnement m’ont révélé une vérité autrement angoissante : s’il se peut que l’Humanité se trompe légèrement en titrant, dans son édition en petit nègre facile, « Il y a la famine en Hongrie », c’est parce que les travaux de préparation du honteux isolationnisme économique hongrois sont bien plus avancés que quiconque ne l’aurait soupçonné à l’Ouest – même Florence Labruyère, pourtant capable, pour le compte de Libération, de suivre télépathiquement depuis Paris des manifestations en cours à Budapest. Le cliché ci-dessus, qu’on peut considérer comme une pièce à conviction, et que je m’empresserai – si je suis encore en vie et en liberté – naturellement de remettre à la délégation de D. Cohn-Bendit dès son arrivée sur place (NB : la photo, s’entend, pas les aliments) représente un choix de produits hongrois (tous bio ou traditionnels, sauf la salade iceberg) disponibles dans la première supérette venue, le coût total de ce panier étant de 2427 forints, soit 8€. Voilà à quelles turpitudes on arrive à force de mépriser le consensus de Washington et de précipiter dans la production de biens consommables des cohortes de jeunes adultes qui, avec un peu de drogue et un téléviseur, auraient pu vivre heureux sur des minima sociaux… Pour que mon lecteur saisisse bien le danger que cela implique : il suffirait qu’une loi prétendument sociale libère les salariés hongrois endettés du poids des intérêts usuraires prélevés par les banques autrichiennes pour que cette manne alimentaire parvienne à leur portée. C’est ce qu’on peut appeler un véritable attentat – terroriste comme aux heures les plus sombres du 11 septembre – contre la vie et la dignité des actionnaires de Danone, Nestlé, Unilever, Kraft etc. !


Catastrophé par cette découverte, hier soir, j’ai voulu noyer mon amertume dans la boisson. Là encore, dumping nationaliste omniprésent : aucun bon produit Heineken dans tout le bistrot, mais une pinte maximaliste (de 0.5l) de bière Pécsi se vend – en plein centre de Budapest ! – à 500 forints, soit 1,6€ ! Mais QUE FAIT le Haut Commissariat à la Concurrence ? Ne pourrait-on pas envisager une taxe européenne sur les produits locaux ? Comment, sinon, encourager la globalisation alors même que les coûts de transport tendent à augmenter, et ne cesseront pas de le faire avant la pacification du dernier iranien ?!

Mais mon répit aura été de courte durée : à peine installé avec ma bière, je vois le bistrot se remplir des membres d’une sorte de Ku-Klux-Klan local, dissimulant leurs slips paramilitaires sous des jeans d’allure occidentale mais – ce détail suffit à les trahir – accompagnés de musiciens dont aucun ne porte de rastas.

Saisi d’une violente envie de vomir devant ces manifestations de nationalisme nauséabond, j’ai néanmoins dû, pour ne pas me trahir, m’attarder encore un peu dans le bouge en question, et supporter le spectacle révoltant de leurs hymnes fascistes maquillés en chansonnettes folkloriques (dans le texte desquelles, comme par hasard, on ne trouve aucune allusion à l’homosexualité, à la zoophilie ou à l’indépendance des banques centrales…) :

Cruche rouge, vin rouge

Ce sera bientôt mon tour

Je bois mon vin j’embrasse m’amie

Avec qui je traverse ce siècle en haillons

(Remarquer les allusions antisémites, et la misogynie écœurante du terme « cruche »).

En dépit de mes efforts pour passer inaperçu en zyeutant exclusivement les femmes et en rétribuant d’un rire gras toutes les blagues de cul de la soirée, quelque-chose – probablement dans la retenue un tantinet efféminée avec laquelle je me frappe les mollets dans la danse de garçons à laquelle j’ai dû participer – a dû me trahir. Mis en alerte, les membres de la formation paramilitaire en civil – appliquant la stratégie de dissimulation/temporisation qu’on trouve aussi à l’œuvre dans le discours de Viktor Orbán à Strasbourg – ont commencé à mimer pour moi, tout en feignant de m’ignorer royalement, des danses tsiganes, qu’ils connaissent visiblement assez bien. Sans-doute ont-ils participé à des commandos tournants de garde des camps de concentration où ont dû être massés les véritables tsiganes du pays (ceux que j’ai vus en ville, et qui avaient tous l’air de manger à leur faim, et pas mal de smartphones en évidence, sont probablement des figurants collabos).


mardi 17 janvier 2012

A l’arrière des lignes fascistes : voyage sous couverture à travers le Reich Magyar (II)


Samedi, 21h : j’ai horriblement soif. Pas question de boire l’eau du robinet, qui doit être un véritable sirop de bromure et de tranquillisants (sinon, comment expliquer l’apathie de la population devant la disparition de tous ses droits démocratiques et la perte d’indépendance de la banque centrale ?) ! Je prends donc quelques milliers de forints, quelques euros pour le cas où il faudrait recourir au marché noir, et je sors dans l’espoir de me procurer une bouteille de jus de fruit ou d’eau minérale, a priori importés du Belarus ou de Corée du Nord. Tiens, à propos, quel genre de fruits consomme-t-on au Belarus ? – il faudra que je pose la question à ma collègue Florence Labruyère, de Libération, qui aura sûrement une réponse schématique à me donner si elle a séjourné au Belarus, voire extrêmement détaillée, si elle n’y a jamais mis les pieds.

A ma grande surprise, le magasin SPAR que j’avais repéré à l’angle du boulevard circulaire et de la rue Wesselényi n’est pas une simple décoration lumineuse : c’est un vrai SPAR, comme en Autriche, juste un peu moins fassbindérien, forcément. Probablement un magasin réservé à la nomenclature du FIDESZ ; pourtant, pas de contrôle d’identité à l’entrée ; un employé taciturne me barre le chemin, mais c’est pour me rappeler que l’emploi du caddie est obligatoire. A la caisse, curieusement, on me laisse payer en forints ; comment font-ils, dans ce cas, pour empêcher la populace affamée de venir dévaliser ces rayonnages bien garnis ? Tout simplement en vendant 2€ les 100g de jambon, comme à l’Ouest ? Je commence à me dire qu’un détail a dû m’échapper…

Je retrouve le boulevard Erzsébet et la morsure du froid. Mon pouls s’accélère quand je vois deux adolescentes tsiganes, en haillons, s’approcher de moi en diagonale, l’air conspirateur. Ont-elles flairé l’étranger ? Que faire si elles me demandent de les aider à fuir le pays pour gagner le monde libre ? Elles sont peut-être suivies. Et si c’était un piège ?

En fin de compte, les haillons, vu de plus près, sont des minijupes assez sexy, quoi pas vraiment de saisons, et ces pauvres analphabètes, n’ayant pas forcément conscience de vivre – surtout de nuit – les heures les plus sombres de l’histoire d’un autre peuple, voulaient juste me proposer, comme d’habitude, la pipe à 5000 forints et l’amour à 10 000. La pipe me semble un peu chère, et l’amour, à ce prix-là, c’est suspect.

D’ailleurs, comme tout occidental élevé dans les principes de l’impératif catégorique kantien et de l’indépendance des banques centrales, je suis profondément opposé à la vénalité, surtout quand elle implique un risque de MST que ma sécurité sociale française ne prendra pas forcément en charge, étant donné que cette année, j’ai pas réussi à payer la mutuelle, mais maintenant que je vais avoir ce papier super-brûlant à proposer au Monde, à Libération et à l’Huma, je sens que je vais reprendre du poil du gagnant, yeah man, je vais leur dénoncer leur race, moi, à ces magyars à la con, et, ensuite, s’ils se font priver de droit de vote dans la Commission d’Entérinement des décisions franco-allemandes, ben faudra pas pleurer, nazis de merde ! Si ça a marché pour Pierre Waline, pourquoi ça marcherait pas pour moi !

Revenu dans ma piaule, je branche mon laptop. Internet fonctionne, en réseau public gratuit (pour mieux espionner les contenus). Mon ex a encore uploadé des photos de vacance aux Canaries avec cette concentration anormale d’antimatière autour d’une Rolex qu’elle appelle « son nouveau mec », sous prétexte qu’il est grand et musclé. Je commence à regretter les péripatéticiennes du boulevard circulaire (soit péri-péripatéticiennes). Après tout, à 5000 forints la pipe… Oui mais, j’aurais quand même préféré qu’elles soient blanches. Enfin, je veux dire : hongroises. Pas par racisme, bien sûr (comment l’idée a-t-elle pu ne serait-ce que m’effleurer ?), mais juste parce que, tant qu’à profiter sexuellement de la détresse d’une jeune femme, autant qu’elle appartienne à une ethnie génétiquement destinée à l’oppression et à la violence, même si la génétique est une fausse science, et que cette ethnie n’existe même pas.

Faut dire que mon ex était blonde. Très blonde, même, platine… et curieusement, les poils de sa chatte, eux, tiraient sur le châtain. Ca devenait visible quand ils poussaient un peu, chose somme toute assez rare, comme elle se rasait souvent, ne laissant qu’un délicat quadrilatère que…. XXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXX

Parcourant désespérément le studio à la recherche d’un kleenex qui n’existe pas (pourtant, ils feraient bien d’en constituer des provisions géantes, avant leur exclusion de l’UE !), je tombe en arrêt sur l’exemplaire du Monde que je lisais dans l’avion. Il est resté ouvert à la page de l’article de fond – voire de tréfonds – signé par Caroline Fourest, dont je reconnais, en marge du texte, la sympathique gueule de fouine. J’ai une grande sympathie pour les fouines, qui jouent un rôle très important dans la régulation à même le nid des populations d’oiseaux, un peu comme le FMI dans l’épargne mondiale. Cela dit, la comparaison a bien sûr ses limites : toutes les fouines ne sont pas titulaires d’un DESS en communication, ce qui explique peut-être que beaucoup ne scandent aucune opinion sur l’islam, le judaïsme, la famille, le monde et la Hongrie, et se contentent de puer.

Enfin, on dira ce qu’on veut du Monde, mais ça reste l’un des quotidiens nationaux les plus absorbants du marché papier. Mais une chose me turlupine : comme la nouvelle constitution hongroise définit le mariage comme « l’union d’un homme et d’une femme », ça signifie de toute évidence que leurs lois votées à la mitrailleuse doivent déjà proscrire les pratiques sexuelles homo-érotiques, l’amour entre hommes, entre femmes, peut-être même entre sociologues… et moi, là, en plein VIIe arrondissement de Budapest avec ma photo de Caroline Fourest toute gluante dans les mains…

Meeeeerde ! Là, si j’étais croyant – ou pire : chrétien –, il ne me resterait plus qu’à prier pour que les caméras probablement dissimulées dans le faux-plafond aient une mauvaise résolution. Sûrement des modèles soviétiques de récup… tant que le FMI ne leur verse pas leur tranche – de l’argent que la Roumanie et le Portugal doivent lui prêter, parce que ce mois-ci, il a eu une tuile et… bon, c’est compliqué –, ils ne risquent pas de se payer du matériel performant, c’est-à-dire occidental… à moins qu’ils ne l’importent directement de Chine ? Oh, Foutredieu ! On leur offre le GATT, et voilà ce qu’ils en font !

Mais comment peut-on être hongrois ?

lundi 16 janvier 2012

A l’arrière des lignes fascistes : voyage sous couverture à travers le Reich Magyar



Samedi, 13h30 : Atterrissage à l’aéroport de Ferihegy, récemment rebaptisé Franz List par le pouvoir fasciste, probablement pour donner le change en cherchant à faire passer la Hongrie pour une grande nation artistique européenne, sous prétexte de Bartók et autres Márai, mais bien sûr ça ne prend pas. Ce sont des sauvages venus des steppes sur leurs petits chevaux mongols avec leur beefsteak tartare attendri sous la selle, pour ceux qui avaient une selle, et seule l’intégration – au besoin, de force – dans l’Union EuropéenneTM peut à terme faire d’eux des êtres civilisés, aimant la nature comme Manuel Barroso et les enfants comme Daniel Cohn-Bendit, profondément, passionnément, libéralement.
Je suis un peu surpris de voir que l’aéroport n’a toujours pas été militarisé, et à vrai dire un peu déçu de ne pas retrouver le frisson du passage de la frontière roumaine dans les années 90, quand les gardes-frontière militaires sondaient le dessous des banquettes du canon de leur kalachnikov. Mais bon, après tout, le Reich Magyar existe depuis moins de deux ans, et les bombardements de l’OTAN n’ayant pas encore commencé. BHL n’est même pas sur place ! Il faut leur laisser le temps.
Comme j’ai emprunté un vol Swissair, les touristes sont pour la plupart suisses ; ayant d’abord cru qu’ils étaient tous en transit vers l’un ou l’autre des îlots de prospérité démocratique de la région (pour le tir au tsigane de basse-Slovaquie ou l’usage récréatif des enfants roumains), je constate avec effarement qu’ils sont presque tous encore là avec moi à attendre leur valise. Ils comptent donc eux aussi séjourner en Orbanistan ! C’est vrai que leur confédération s’obstine elle aussi à repousser les bienfaits de l’UE… je commence donc à soupçonner mes compagnons de voyage d’être des suppôts du souverainisme helvète, pour ne pas dire des complices potentiels du fascisme hongrois, qu’ils vont soutenir sous prétexte de bains thermaux et de goulasch-soupes aux violons, le tout en promotion grâce à l’offensive boursière internationale sur le forint… C’est trop injuste !
Ils s’embarquent naturellement tous dans un airport-shuttle à prix d’or, qui a entre temps dû devenir obligatoire pour les étrangers, mais je profite de ma connaissance du terrain et de la langue pour me glisser dans un bus de la BKV (la RATP de Budapest) au nez et à la barbe d’une surveillance policière certes invisible, mais probablement féroce.
Le malaise grandit dans cet autobus qui me mène dans le centre de Budapest : en dépit du tracé nettement prolétarien de cette ligne, la mine traditionnellement morne des passagers ne laisse rien paraître de l’état de terreur dans lequel vivent les Hongrois des classes populaires sous la férule du FIDESZ. Se douteraient-ils qu’un témoin étranger est assis parmi eux ? Aurait-on fait circuler des consignes ? C’est possible. Plusieurs d’entre eux enserrent négligemment de gros paquets de provisions, probablement acquises au prix de leurs dernières devises étrangères, au marché noir, et camouflées dans des sachets TESCO ou LIDL pour tromper la vigilance de la police économique.
A l’arrivée sur le boulevard circulaire du centre, le malaise devient déception : ni armes ni uniformes, aucun véhicule militaire. Les cadavres de mères tsiganes enceintes, de journalistes libéraux et de boursiers post-doc de la fondation Soros ont dû être traînés hors de vue pendant la nuit. En tout cas, je me dis que cette opération Potemkine a dû coûter cher en détergent : plus la moindre trace de sang ou de matière cervicale sur les trottoirs. On finirait pas croire que l’AFP exagère… Les « gens » (a priori, des figurants gestapistes déguisés en étudiants, badauds du samedi après-midi, certains même très habilement grimés en jeunesse suburbaine tsigane hip-hop) vont et viennent comme si de rien n’était. Evidemment, je ne suis pas dupe. Compte tenu de l’importance stratégique du centre, il fallait s’attendre à une mise en scène.
Le pouvoir a aussi dû sacrifier une partie des réserves stratégiques de pétrole pour procéder à des distributions permettant d’entretenir en plein effondrement économique l’illusion d’une circulation intense sur les principales artères de la capitale. Pris d’une quinte de toux, je l’attribue d’abord à un début de bronchite non sans rapports avec la température négative, avant de me raviser : c’est peut-être une réaction de mon organisme aux gaz d’échappement d’un pétrole mal raffiné… y aurait-il déjà des livraisons secrètes depuis l’Iran ?
Arrivé à l’appartement dont on m’a laissé les clefs, je peux enfin, sans éveiller les soupçons, vérifier, avec les sueurs froides qui s’imposent, le contenu de ma valise après les fouilles de la douane : les cinq paquets de sablés de Lu, les dix barres de Toblerone et le kilo de café Lavazza arabica sont bien là ; précieuse monnaie d’échange, ces petits trésors pourront m’aider à soudoyer des informateurs affamés, voire négocier mon exfiltration si jamais je suis repéré. Si tout va bien, en revanche, je pourrai les manger pour améliorer un peu l’ordinaire des 15 soupes japonaises déshydratées cachée dans le double-fond, et qui – à défaut de tickets de rationnement – sont censées assurer ma survie si jamais la convertibilité du forint était suspendue avant mon départ. J’en profite pour découdre la doublure de ma parka et en sortir une partie des euros et des dollars.
Il règne dans l’immeuble un calme suspect. Sous des dehors de week-end hivernal, on sent confusément la prostration d’une population garrotée par le pouvoir dictatorial qu’elle vient par inadvertance d’élire avec une majorité absolue des voix, encore mal remise du trauma qu’a dû constituer, pour ce petit peuple malmené par une longue histoire d’annexions, de déportations et de massacres, la perte d’autonomie de sa banque centrale. Dans l’appart d’à côté, une retraitée, probablement dépouillée elle aussi de son épargne privée durement constituée sous l’effet de directives UE contraignantes, regarde un feuilleton brésilien, bien fort, pour donner le change. Rien ne permet d’affirmer qu’elle sanglote en secret. Peut-être fait-elle partie des milliers de zombies manipulés par la propagande populiste du régime, qui ont fini par croire que l’Etat s’occuperait mieux de leurs retraites que les fonds privés confiés à la sagesse éprouvée du capitalisme boursier international. Pour eux, le réveil sera dur, quand pour ne pas mourir de faim, ils devront aller, au bord du Danube, repêcher les quignons de fougasses jetés depuis leurs péniches de croisière par des millions de retraités grecs et irlandais enrichis par les dividendes de leur épargne à la City de Londres…

lundi 2 janvier 2012

1956 RELOADED : infowar Hungary

Longtemps avant le Blitz médiatique lancé (pour des raisons d’urgence financière, dans le contexte de l’opération de spoliation-éclair lancée lors du Sommet de Bruxelles contre les fonds de réserve des banques centrales de l’UE hors-euro) en décembre dernier contre le gouvernement hongrois de V. Orbán, j’avais, dès l’été 2011, bruyamment refusé de me joindre à la campagne – à connotation puissamment « orange » – organisée contre ce même gouvernement au nom de la « liberté de la presse ».
Pour ne pas vexer divers amis à tendances gauchistes sensibles au charme de ce fétiche petit-bourgeois par excellence, je coupais court au débat, en leur expliquant qu’en l’absence d’opinions publiques arrivées à maturité civique, aucun pays postcommuniste n’a jamais eu de presse « libre » ou « indépendante » de masse, pas plus avant l’adoption du Médiatörvény hongrois qu’après.
Sans me dédire, je crois pourtant le moment venu de motiver mon refus de façon plus substantielle : au-delà de la possibilité de fonder de nouveaux titres de presse, la « liberté de la presse » ne peut ni doit constituer une simple extrapolation de la liberté (individuelle !) d’expression à l’entreprise médiatique qu’est, par exemple, un quotidien de presse écrite, pour les même raisons qui font que rien dans l’histoire du droit démocratique occidental ne justifie l’attribution de droits spécifiquement personnels (comme le vote ou l’opinion politique) à des personnes morales.
En d’autres termes : du jour où on confond « liberté de la presse » et « impunité de la diffamation politique » – comme c’est hélas le cas dans la plupart des pseudo-démocraties occidentales – la démocratie n’est plus qu’un vain mot : cette presse-là est « libre » (y compris de diffamer des Etats), parce que ses propriétaires (nationaux ou internationaux) pèsent plus lourd dans la décision politique du pays qui l’héberge que l’électorat dudit pays. Dans toute autre situation, dans tout pays voulant laisser une chance à sa démocratie, le mensonge politique patent doit être punissable, surtout quand il a pour support des médias de masse.
Quand le quotidien français Libération, sous la plume de Florence La Bruyère, annonce qu’au terme des dernières réformes constitutionnelles obtenues en Hongrie par la majorité des deux tiers dont dispose, constitutionnellement, le parti FIDESZ actuellement au pouvoir, ce même parti pourra, lors de prochaines élections, remporter « 75% des sièges avec 25% des voix » (en oubliant soigneusement de préciser que cette formulation repose sur un présupposé hautement inhabituel dans l’analyse électorale francophone : celui de calculer la « part de marché » d’un acteur électoral sur le total des inscrits, et non sur le total des voix exprimées), il pratique de toute évidence la désinformation dans la meilleure tradition du Völkischer Beobachter et de la Pravda. Or, cette conduite, aux termes de la législation française, à laquelle ce quotidien est soumis, est parfaitement légale, dans la mesure où elle ne relève ni de la diffamation personnelle (dans le système juridique bourgeois, un Etat, représentant de très nombreuses personnes, dispose paradoxalement de moins de droits qu’un individu isolé), ni des cas classiques d’incitation à la haine raciale (en dépit de l’énorme non-dit néocolonial que convoie ce mensonge grossier sur le sens de la démocratie qui habite l’électorat du premier parti de masse hongrois).
Si la démocratie doit avoir un quelconque avenir en Europe, tôt ou tard, au lieu de sermonner V. Orbán du haut de leur inconscience et/ou de leur duplicité, les élites progressistes des pays d’Europe occidentale devront suivre son exemple et rendre la propagande punissable dans l’intérêt de la liberté d’expression individuelle. Ce jour est naturellement extrêmement loin de nous, l’opinion occidentale gauchiste réussissant jusqu’à présent à vivre massivement dans un univers schizoïde où les multinationales sont réputées capables d’acheter des gouvernements entiers (pour leur faire avaliser des technologies OGM, etc.), mais sujettes à des scrupules bien inexplicables quand il s’agit de prendre le contrôle de groupes de presse…
Que faire en attendant le réveil ?
Eh bien, par exemple, documenter la criminalité journalistique en cours !
J’ai donc décidé de dresser cette liste des

Titres de presse participant à la campagne de diffamation oligarchique
lancée contre la Hongrie,

notamment :
A. par amalgame des thèmes sociétaux/civiques et économiques : le « truc » le plus grossièrement récurrent consiste à inclure (souvent dans la même phrase) la décision de ramener la banque centrale hongroise sous un plus strict contrôle démocratique dans des énumérations de « conduites déviantes » du gouvernement FIDESZ (en matière, notamment, de « liberté de la presse » et de pluralisme politique).
B. par amalgame FIDESZ/Jobbik : ici, « l’épice » la plus prisée est la nomination (potentielle – oublie-t-on systématiquement de préciser – et par une autorité municipale) à la tête d’un théâtre de Budapest (un sur plusieurs dizaines…) d’un écrivain et dramaturge de talent, par ailleurs connu pour cultiver un style parano-antisémite (à mon humble avis porteur d’auto-discrédit) à la Céline ; la municipalité en question étant de couleur FIDESZ, on présente allègrement cette nomination potentielle comme une nomination effective, et décidée au plus haut degré de la hiérarchie politique…
C. par copier/coller d’« information » de provenance non-identifiée comportant des jugements de valeur sur la politique du gouvernement hongrois ; la grande majorité des « correspondants » signant ces « articles » n’étant pas locuteurs du hongrois, leur « information » dépend énormément des propos (généralement invérifiables pour eux) des rares blogueurs hongrois qui écrivent en français (très souvent des intellectuels cooptés par les « fabriques à démocratie » de l’Ouest, déçus du dernier spoil-system administratif après avoir amplement profité des précédents, et hurlant par conséquent au loup) ; compte tenu de la quasi-simultanéité de parution des quotidiens (que je consulte sous forme électronique) et des posts de ces derniers, retracer la généalogie de ces intoxications relève le plus souvent du problème de l’œuf et de la poule. Mais il semble évident qu’une communication bidirectionnelle existe entre ces deux dimensions de la manipulation médiatique (le blogueur/activiste qui rentre d’une manif de trente personnes, écrit sans frémir « nous étions des milliers ce soir » à l’abri de l’impunité – légitime – qu’offre la liberté d’expression et le journaliste coopté d’un grand titre de presse qui va reproduire ses propos, sans toujours en citer la source…) – confirmant mon intuition récente de l’inanité du pseudo-clivage idéologique souvent décrit entre « médias Gutenberg » et blogosphère (cf. http://korkorezhau.blogspot.com/2011/12/regard-sur-louest-pourquoi-et-comment.html).
D. par appel non-motivé à l’ingérence politique dans les affaires hongroises.

HU : Az újságírói deontológiát megsértő, a magyar kormányt súlyosan rágalmazó és/vagy magyar belügyekbe való külső beavatkozásra hívó francia nyelvű újságok, csatornák, bloggok stb..

REMARQUES
*Sans réelle surprise, le titre le plus virulent et le plus dénué de scrupules est Libération, propriété d’Edouard de Rothschild et de BHL…
*Il va de soi qu’en dehors des déclarations officielles de V. Orbán ou de tel ou tel ministre (elles mêmes rarissimes, et nécessairement formulées dans la langue de bois gouvernementale), ces articles ne donnent à aucun moment la parole aux partisans du FIDESZ : on n’entend de bout en bout qu’un seul son de cloche !
*Comme elle signe une grande partie du matériel ci-dessous, le cas de Florence La Bruyère mérité une attention particulière : à lire son article ci-dessous dans Libération, on serait spontanément tenté de se la représenter post-adolescente, avec deux séjours estivaux à Budapest dans le cadre d’une université d’été sur fonds Soros, et un hongrois amplement suffisant pour commander un daïquiri en anglais au comptoir du Szimpla ; eh bien non : Florence La Bruyère est au contraire un vétéran journalistique des guerres yougoslaves, qui, il y a à peine un an et demi, signait encore, pour un magazine électronique d’ambiance plutôt altermondialiste, un article extrêmement sobre, plutôt bien renseigné et somme toute assez laudatif sur ce même gouvernement FIDESZ (http://fr.myeurop.info/2010/06/09/messieurs-les-banquiers-payez-165), implicitement (et fort judicieusement) présenté et comme révolutionnaire (faire payer les banques !), et comme assez efficace dans son conservatisme budgétaire. Entre temps, les révolutionnaires sont devenus de dangereux « populistes », et la même politique économique mène désormais l’économie hongroise au gouffre… Pour Libé, Florence La Bruyère est visiblement capable de retrouver ses yeux d’adolescente… d’adolescente néocon – s’entend…

Libération, Florence La Bruyère : http://www.liberation.fr/monde/01012379885-viktor-orb-n-ubu-roi-de-hongrie, A,B,C, à l’origine notamment du mythe des „75% des sièges avec 25% des voix”, mensonge éhonté reposant sur la confusion (pourtant rare dans l’usage francophone courant) entre votes exprimés et électeurs inscrits…

Libération, Benedek Varkonyi, http://www.liberation.fr/monde/01012379702-hongrie-l-extreme-droite-remonte-sur-scene, B

Libération, « S. Etr. », http://www.liberation.fr/monde/01012380607-viktor-orb-n-ferme-le-ban-pour-le-nouvel-an, A : c’est le texte le plus objectif de la série, et le plus récent ; le changement de masque (avec remplacement de l’épique précédente par un énigmatique « S. Etr. ») n’est probablement pas dû au hasard : le public de ce genre de superproductions n’aimant que les happy-ends, comme pour l’instant le cabinet Orbán « refuse sa démission » à Libé, on organise un « atterrissage en douceur », probablement en prélude à une courte trêve permettant de recentrer l’artillerie lourde sur d’autres objectifs immédiatement prioritaires (Syrie ?)…


FranceTV: http://www.francetv.fr/info/la-hongrie-poursuit-ses-atteintes-a-la-democratie_44667.html, A,C : techniquement, c’est probablement le pire de cette triste collection : article anonyme et sans source citée, avec des titres plus que partisans, et cette perle : « il a fait voter plusieurs lois qui marquent un recul de la démocratie. Vendredi 30 décembre 2011, il est même entré en conflit ouvert avec le FMI » ; de la véritable info de merde !

Le Parisien, Attila Kisbenedek : http://www.leparisien.fr/international/hongrie-une-serie-de-lois-adoptee-au-pas-de-charge-30-12-2011-1789773.php, A,D

20minutes.fr, Attila Kisbenedek : http://www.20minutes.fr/monde/850231-viktor-orban-isole-hongrie-sein-ue-face-usa-fmi, A,C

Sud-Ouest, Christophe Lucet : http://www.sudouest.fr/2011/12/30/peur-sur-le-danube-592682-10.php A,C,D

Le Monde : http://www.lemonde.fr/europe/article/2011/12/30/la-hongrie-adopte-une-loi-controversee-sur-sa-banque-centrale_1624457_3214.html, A, C, où le Monde devient notamment un fervent partisan du financement public des sectes religieuses...

Les Inrocks, David Doucet: http://www.lesinrocks.com/actualite/actu-article/t/74806/date/2011-12-29/article/hongrie/, A,B,C,D

Le Soir, Jean-Paul Marthoz : http://blog.lesoir.be/lalibertesinonrien/2011/12/28/hongrie-la-derive-du-pouvoir-lance-un-defi-au-parti-populaire-europeen/, B,C, où Marthoz administre notamment des leçons de christianisme au FIDESZ…

Hu-Lala, Vincent Baumgartner : http://www.hu-lala.org/2011/12/29/une-file-interminable-pour-une-distribution-de-nourriture-a-budapest/, A,C

RFI, Florence La Bruyère : http://www.rfi.fr/emission/20111223-hongrie-manifestation-contre-le-regime-premier-ministre-conservateur-viktor-orban, B („droite populiste”)

Le Point, « source AFP » : http://www.lepoint.fr/monde/hongrie-le-parlement-adopte-une-nouvelle-loi-electorale-tres-contestee-23-12-2011-1411997_24.php, C: titre présentant la loi comme « très contestée », sans que rien dans le corps de l’article (attribué à l’AFP) n’étaye cette affirmation.

L’Express, Marc Epstein : http://www.lexpress.fr/actualite/indiscrets/honteuse-hongrie_1063658.html, A,C : « premier ministre populiste »



Contre-exemples :

La Romandie, reproduisant un matériel AFP: http://www.romandie.com/news/n/_Hongrie_l_ancien_Premier_ministre_socialiste_interpelle_puis_libere231220111512.asp: sources et citations identifiées, précision de l’information (y compris dans les aspects peu réjouissants pour la pseudo-opposition : « Bien que le rassemblement n'ait attiré qu'une centaine de personnes ») ; il est particulièrement intéressant de comparer cette utilisation du matériel AFP avec celle du Point (ci-dessus) : à coûts égaux, l’un des titres informe, l’autre manipule.

Le Figaro, AFP: http://www.lefigaro.fr/flash-actu/2011/12/30/97001-20111230FILWWW00302-hongriele-ps-puni-des-crimes-communistes.php: idem.

Lextimes.fr, Alfredo Allegra : http://www.lextimes.fr/5.aspx?sr=666#.TwBuJxyAJXt.facebook: quoique très probablement publié avec des intentions hostiles au gouvernement hongrois actuel, cet article de la presse juridique spécialisée (comme ceux de la presse financière spécialisée, et des presses spécialisées, professionnelles en général) reste informatif ; dans un contexte capitaliste, la presse professionnelle, dans laquelle l’objectivité constitue une qualité technique dotée de valeur marchande, constitue tout naturellement un bastion de l’information non-manipulée ; dans le domaine de la presse grand public, compte tenu du monopole existant, cette valeur différentielle n’existe plus.

mardi 20 décembre 2011

Regard sur l’Ouest : pourquoi et comment vous ne saurez jamais ce qui se passe à l’Est



Parmi les illusions du nouvel optimisme « indignado », on trouve la croyance, largement renforcée par le marketing de vedettes des média alternatifs (comme Alex Jones ou Max Keiser), selon laquelle – un peu comme la diffusion des réseaux sociaux devait naturellement propager la démocratie dans le monde arabe – la « guerre de l’information » (pour reprendre une expression chère à Alex Jones) serait gagnée d’avance, du simple fait d’un déplacement massif et inéluctable du centre de gravité de l’attention publique, fuyant la presse et la télévision classiques, prises en flagrant délit de manipulation, en faveur de la blogosphère, du podcast et de l’information audiovisuelle basée sur Internet (comme le Keiser Report, dont l’audience dépasse probablement celle de son « hébergement principal » Russia Today).
Certains principes généraux d’analyse sociale – récemment confirmés par des expériences personnelles on ne peut plus concrètes – m’amènent à douter de ce nouveau « grand soir » sur plateau d’argent. La transition technologique évoquée (de l’audiovisuel hertzien et de la presse classique vers Internet et les contenus électroniques) est certes inéluctable, pour des raisons économiques et technologiques ; certes, le black-out médiatique grossier qui a récemment entouré le mouvement Occupy aux USA, en rendant particulièrement patente la complicité des médias mainstream avec l’oligarchie politico-financière, a pu précipiter le mouvement, mais il ne l’a pas créé, et même cet effet d’accélération peut difficilement être comparé à celui dû à la crise économique et à l’épuisement des ressources : le recul des médias de la « galaxie Gutenberg » est aujourd’hui lié à une transition générationnelle, observable même dans des pays relativement pauvres et à peu près dénués d’opinion publique contestataire, comme la Roumanie, où la majorité des titres de la presse classique ont disparu sous mes yeux au cours des cinq dernières années.
Et le plus préoccupant : non seulement la dissidence n’a pas créé la blogosphère, mais je vois de moins en moins de raisons de penser que la blogosphère devrait naturellement renforcer la dissidence. Pour le croire, il faut gravement méconnaître la sociologie des élites occidentales (et satellitaires), et notamment le fait que la blogosphère représente depuis longtemps un vivier – lieu de formation et de recrutement – pour les médias oligarchiques. Dans l’atmosphère raréfiée d’un marché du travail intellectuel clairement dominé par la demande (chômage universitaire frappant la génération de l’inflexion démographique, concentration et automatisation des industries médiatiques, etc.), plus besoin d’accorder des subsides plus ou moins discrets ou des emplois journalistiques en CDI (ni même en CDD) pour susciter un habitus parfaitement grégaire de propagation de la pensée correcte : faire miroiter, laisser à terme une chance d’embauche, de subvention ou de publication suffit largement.


Le début d’une grande amitié

Je parle d’expérience : conscient depuis belle lurette (de façon déclarée depuis septembre 2010, cf. http://korkorezhau.blogspot.com/2010/09/absurdistan-note-0-le-farmville-des.html, début de l’article) de l’inutilité de toute démarche auprès de la presse francophone mainstream pour diffuser les résultats de mon expertise régionale sur l’Europe Carpatique, j’ai par la suite exploré la blogosphère, où mon attention a été attirée par la revue électronique Regard sur l’Est (http://www.regard-est.com/home/equipe.php), animée par des universitaires français, lesquels, depuis 1996, à en croire leurs déclarations d’autopromotion, « donn[ent] à voir [sur l’ancien bloc socialiste au sens large] une actualité décalée ou apport[e]nt un éclairage différent que [sic : le solécisme est d’origine] celui des médias grand public ».
Comment rêver meilleur support pour mes observations hautement « décalées » et « différentes » sur la situation politique actuelle en Hongrie, et notamment pour les résultats intéressants d’une comparaison dynamique et sans tabou entre les évolutions hongroises et roumaines, des deux côtés (également bien connus de moi) de la frontière de 1918 ?
Et en effet, mon mail de candidature (assorti d’un CV, et mentionnant mes collaborations passées avec divers titres de la presse classique et électronique de Roumanie) a assez vite reçu une réponse positive des « rédacteurs en chef » de Regard sur l’Est, Céline Bayou et Eric Le Bourhis, spécialistes des pays baltes. Ce détail aurait probablement suffit à mettre en alerte mes aînés en anti-impérialisme, rompus à la guerre de tranchée avec les ectoplasmes parlants du bien-penser atlantiste, étant donné que les pays baltes – pour des raisons tenant à leur histoire, certes tragique – sont actuellement, au sein de l’UE, à l’avant-garde de la fascisation néolibérale, constituant un petit paradis politique pour anciens Waffen-SS adoubés par l’OTAN au nom de la sainte russophobie (je renvoie entre autres aux déclarations récentes du président estonien Hendrik Ilves qualifiant le russe parlé par sa minorité russophone (la plus grande communauté apatride sur le sol de l’UE) de « langue d’occupation » (http://english.ruvr.ru/2011/12/14/62229603.html)).
Par ailleurs, le fait même que le « comité de rédaction » d’une revue intitulée Regard sur l’Est ne comprenne aucun spécialiste de la Russie en dit assez long sur l’optique du projet…


Correspondance avec un censeur

Céline Bayou et Eric Le Bourhis m’ont « redirigé » vers l’un des responsables de la rubrique « PECO », Sébastien Gobert.
Là encore, le type de découpage zonal adopté dans le cadre du « Comité de rédaction » aurait dû – pour le moins d’un point de vue technique – m’inciter au pessimisme : excellent exemplaire de la novlangue qui sert de cache-sexe à l’inculture géoculturelle crasse des milieux diplomatiques français, le pseudo-concept de « PECO » est en réalité purement négatif, servant d’abréviation à une définition purement incidente des « Etats situés à l’Est du Rideau de Fer de la Guerre Froide, mais n’ayant pas appartenus à l’URSS ». Il s’agit bel et bien d’un fourre-tout, né de l’impréparation des élites francophones au moment des bouleversements de 1989-90, unissant la Hongrie issue du « socialisme goulasch » réformiste de l’après-1956 à d’anciens états typiquement staliniens comme la Pologne, dans un fatras culturel totalisant deux familles de langues (ouralienne et indoeuropéenne), une demi-douzaines de langues littéraires/nationales et un grand nombre de langues minoritaires pas toujours apparentées à ces dernières (comme le romani, l’allemand et le yiddish). Entre Roumanie (incluse dans la zone balkanique) et la petite Hongrie PECOisée, ce découpage assigne arbitrairement la Transylvanie (au sens large, comprenant le Banat) à une zone dont la rapproche un siècle d’histoire (le dernier, depuis le traité de Trianon), mais dont l’éloigne le quasi-millénaire écoulé avant ce même traité. Enfin, cette même logique simpliste, consistant à hypostasier des frontières dont le tracé est pourtant fort récent, amène à exclure du champ de l’observation les parties de cette zone jadis intégrées à l’URSS (dont la Subcarpatie, historiquement hongroise, dont a hérité l’Ukraine), de même que la Moldavie, culturellement roumaine, pour les mêmes raisons, ne relève nominalement pas des « Balkans », mais de… bien malin qui le devinera en scrutant l’organigramme rédactionnel de Regard sur l’Est ! Peut-être de l’Ukraine (alors qu’en Moldavie, les Ukrainiens sont minoritaires même au sein de la minorité slavophone !) ?
Et, de fait, les données biographiques (disponibles en ligne) portant sur ledit Sébastien Gobert, qui se déclare, outre le français et l’anglais, locuteur de l’allemand et du polonais, font apparaître qu’il ne dispose d’aucune compétence particulière pour juger de la qualité de contributions portant sur la Hongrie actuelle, et encore moins en ce qui concerne la Transylvanie, la Roumanie et la Moldavie.
J’ai néanmoins assez vite soumis à Sébastien Gobert un article sur les politiques originales d’octroi de passeports actuellement appliquées par les gouvernements Orbán et Băsescu (intitulé « la foire aux passeports », entre temps publié ici-même : http://korkorezhau.blogspot.com/2011/12/carpates-2011-la-foire-aux-passeports.html). Ce dernier, sans exprimer la moindre réserve quant à sa compétence technique face à l’article soumis (alors même que notre correspondance ultérieure fait clairement apparaître que l’expression « Pays Sicule » le laissait perplexe…), l’a d’abord accueilli avec un indéniable enthousiasme, le déclarant « très intéressant, bien structuré et touch[ant] à des questions essentielles » – tout en prenant néanmoins la précaution de m’adresser, jointes au même mail, « quelques questions de forme, ainsi que quelques demandes de d'éclaircissement ».
Il s’agissait en réalité d’une version substantiellement modifiée de mon article, le premier d’une longue série de corrections et contre-corrections inspirées par les principes mouvants et parfois contradictoires du « rédacteur » Sébastien Gobert, du haut de ses vingt-six ans et de ses trois ans d’expérience dans le « journalisme indépendant » (comme correspondant coopté de titres de la presse paradiplomatique francophone des « PECO », comme Le Journal Francophone de Budapest et Les Echos de Pologne, qui doivent totaliser presque autant de lecteurs que mon blog.
Les modifications étaient pour la plupart apparentes et justifiées par des remarques marginales, qui souvent ne faisaient pas vraiment honneur à la culture générale du correcteur, mais restaient méthodologiquement acceptables ; en revanche, aucune justification n’accompagnait la suppression de l’incise suivante, concernant le Parti Socialiste Hongrois (MSZP) récemment vaincu par le FIDESZ de Viktor Orbán ; pour expliquer sa défaite, d’une ampleur sans précédent dans l’histoire démocratique hongroise, j’affirme en effet que ledit MSZP
« comme la plupart des partis nominalement socio-démocrates issus des anciennes nomenclatures des régimes à parti unique d’Europe Centrale, appliquait avec férocité les recettes néolibérales de gestion de la crise – avec leur résultat désormais bien connu : détresse sociale et aggravation du mal. »
En réponse à mes manifestations de perplexité devant ce début de censure implicite, Sébastien Gobert répond fort diplomatiquement (email du 4 décembre 2011) :
« La suppression des deux passages que vous mentionnez relève d'un effort de simplification de la lecture: j'ai juste considéré que ces incises divertissaient le lecteur du corps de votre propos. »
Je laisse aux lecteurs de mon blog, et donc de l’article en question, le soin de juger dans quelle mesure l’incise reproduite ci-dessus « divertissait le lecteur du corps de mon propos ».
Or, dans la dernière en date de ces « corrections », expédiée le 9 décembre dernier, cette incise est finalement tolérée sous forme de note de bas d’article, mais c’est toute mon introduction consacrée à la distorsion de l’image du FIDESZ en Occident (reproduite ci-dessous) qui disparaît :
« Viktor Orbán, premier ministre en Hongrie depuis mai 2010, est surtout connu à l’Ouest du fait de campagnes polémiques lancées contre son gouvernement par de grands groupes de presse occidentaux, notamment à cause de ses initiatives (pourtant imitées aujourd’hui au plus haut niveau de l’UE) en vue de mettre à contribution le monde de la finance pour contrer les effets de la crise économique. Souvent exagérés par amalgame avec les aberrations xénophobes de l’extrême-droite hongroise (représentée au Parlement, mais non dans le gouvernement Orbán), les tendances autoritaires du régime Orbán sont indéniables, mais surmédiatisées au détriment d’autres évolutions comparables de pays de la région – notamment en Roumanie, où Train Băsescu, président de la république depuis 2004, (réélu en 2009), surtout depuis la rupture de son parti PDL avec les libéraux du PNL, présidentialise à vue d’œil le système politique, contrôle directement ou indirectement au moins 80% des médias nationaux et menace régulièrement l’indépendance (toute relative) des médias « dissidents ». »
– « simplifiée » sous la forme d’un « chapeau » qui ne contient plus la moindre allusion au monde de la finance :
« Parés d’images assez divergentes dans la presse occidentale, l’homme fort de Bucarest, Traian Băsescu, et le nouveau premier ministre hongrois, Viktor Orbán ont néanmoins un point commun peu ou mal connu à l’Ouest: une politique de grandeur nationale à travers la délivrance facilitée de passeports à des individus non-résidents. »
(Noter au passage l’usage éminemment approprié et élégant du terme « individu » pour désigner potentiellement plusieurs millions de membres de minorités ethniques transfrontalières des deux peuples ! C’est aussi ça, Regard sur l’Est : une véritable plus-value rédactionnelle pour vos articles !)

Dès lors, la situation est devenue assez claire : d’abord séduit par mon article, qu’il a, du fait de sa profonde méconnaissance de la région et de ses talents herméneutiques très moyens, interprété comme une nième charge droit-de-l’hommiste contre le méchant « fasciste hongrois » (mais l’expression n’est-elle pas redondante ?) Viktor Orbán, entre le 3 et le 9 décembre, le « rédacteur » Sébastien Gobert, assez vite dépassé par la tâche consistant à répondre à mes récriminations, consulte sa hiérarchie, laquelle lui conseille vraisemblablement de « pousser à la rupture », en introduisant des coupes encore plus massives dans les parties dérangeantes de mon propos (voire en suggérant elle-même ces coupes).
Cette dernière version contenait en effet même des « corrections » non-apparentes (que seule la comparaison des versions successives permettait de repérer), certaines affectant le sens de l’article. En réponse à mes vertes protestations, à l’occasion desquelles je joue cartes sur table :
« L'un des buts actuels de mon activité de publiciste dans la région étant de contrecarrer l'intoxication médiatique entourant à l'Ouest les actions du gouvernement hongrois, je ne peux pas transiger sur les paragraphes introductifs, d'ailleurs essentiels à la mise en perspective du propos (l'une des raisons du relatif silence qui entoure à l'Ouest la "foire aux passeports" que je décris, c'est qu'on se garde bien de comparer la Hongrie à la Roumanie, étant donné que la plupart des déficits démocratiques que la presse Murdoch reproche au Fidesz affectent aussi la Roumanie de Basescu, "élève modèle" du FMI dont personne ne parle...). »
le censeur Sébastien Gobert rend, le 11 décembre, son verdict :
« Merci de votre retour et de vos commentaires. Après consultation avec mes collègues, nous sommes néanmoins arrivés à la décision de ne pas utiliser votre article pour notre prochain dossier. Nous n'avons assez clairement pas réussi à trouver une langue de travail commune (sources, notes, longueur) et votre version revue et corrigée excède encore de loin nos exigences de taille. Comme je vous l'avais déjà indiqué, votre texte est très intéressant, mais un autre support que notre revue serait sûrement mieux approprié pour sa diffusion. »
Je ne peux proposer de meilleur commentaire de cette sentence que la réponse adressée le jour même à son auteur :
« votre revue est naturellement libre d'accepter et de refuser à son gré les textes qu'on lui soumet. Cependant:
1) vos justifications manquent de crédibilité: le sur-dimensionnement du texte (qui restait remédiable) est largement dû à vos demandes d'éclaircissement (pour certaines superflues et relevant de la culture générale: "où se trouve le Pays Sicule?"), de même que l'abondance des notes, auxquelles j'ai eu recours sur vos propres conseils; quant à la question des sources, elle revient en l'occurrence plus ou moins à reprocher aux dialectologues de ne pas avoir consulté les dictionnaires des parlers vernaculaires qu'ils sont les premiers à décrire.
J'en suis donc réduit aux conjonctures concernant les raisons effectives de votre décision de non-publication; or
2) à comparer les versions annotées que vous m'avez successivement renvoyées, on est nécessairement frappé par votre insistance (dénuée de toute justification argumentée) à faire disparaître le passage introductif ayant trait au déchiffrage de la campagne médiatique orchestrée par le monde de la finance occidentale contre le gouvernement hongrois actuel. J'aurais probablement respecté un refus explicite et argumenté (ne manquant pas par ailleurs de tribunes d'expression francophones, notamment à la Pensée Libre, dont je suis co-rédacteur), même appuyé sur des considérations pragmatiques (ne pas s'aliéner un sponsor, etc.), étant donné que nul n'est tenu à l'héroïsme. Mais en refusant le débat, vous vous rendez complices du black-out. Je ne conteste pas votre décision, mais, n'étant pour ma part pas adepte de l'auto-censure, je ne vous garantis aucune confidentialité concernant ladite décision, ni bien sûr l'interprétation que (faute de mieux) j'en propose. »

Codestinataires du mail cité ci-dessus, auquel Sébastien Gobert n’a jamais répondu, Céline Bayou et Eric Le Bourhis n’ont pas davantage daigné répondre au mail que je leur ai personnellement adressé le lendemain.
On reconnaît ici plusieurs traits caractéristiques de la censure oligarchique :
*son allure « technocratique », évitant systématiquement le débat de fond pour justifier toutes ses décisions par des critères politiquement neutres, en l’occurrence de technique rédactionnelle, quitte à se contredire explicitement (la dernière version d’un article dont le premier jet était « bien structuré » devient curieusement inappropriée au « support » qu’est Regard sur l’Est) et à faire abstraction de beaucoup de valeurs conventionnelles du monde académique : en l’occurrence, le mauvais élève appelé à soigner son style est un normalien agrégé des lettres de 36 ans, tandis que son censeur, de 10 ans son cadet, ne semble pas avoir tiré grand profit de sa fréquentation de l’hypokhâgne du Lycée Claude Monet… Le Nouvel Ordre Mondial a beau être plus performant que la vieille URSS immobiliste, il partage beaucoup de ses principes, dont celui de la sélection négative.
*sa foi inébranlable en l’impunité des censeurs, qui explique la tactique du silence radio face à toute contradiction explicite : inutile de répondre aux critiques et aux protestations, le tout est d’écarter leur auteur de tout canal médiatique ; les rares lecteurs qu’il pourra rendre témoins de ces propos tenus dans le désert reconnaîtront facilement en lui un « théoricien de la conspiration », c'est-à-dire un paranoïaque, et donc très certainement un nazi. A Regard sur l’Est, c’est Nuremberg tous les jours !


Comment l’oligarchie recrute-t-elle ses censeurs ?

A en croire Eric Le Bourhis (je cite un mail du 11 septembre 2011), à Regard sur l’Est, « les auteurs des articles ne sont pas rémunérés -ni la rédaction d'ailleurs- car nous sommes tous bénévoles » (admirons au passage la logique indéniable du propos, sans doute influencée par le style des gestes lithuaniennes médiévales !).
Et, à vrai dire, rien n’empêche de le croire. En effet, nul besoin de sponsoriser ou de corrompre : compte tenu des structures universitaires reliant actuellement la France à l’Europe orientale, le simple fait que quelqu’un atteigne un niveau même moyen dans la connaissance d’une langue ou d’une société de cette partie du monde implique déjà en soi une forte probabilité d’adhésion aux dogmes atlantistes et néolibéraux du gauchisme moraliste.
Pourquoi ? Reprenons pour illustrer ce propos le bel exemplaire que le hasard nous a livré : avant d’obtenir son master de sciences po’ à Lille et/ou Strasbourg en cotutelle avec l’Université de Wroclaw, Sébastien Gobert est passé par au moins deux filtres importants du réseau globaliste en Europe Centrale : la Central Europe University de Georges Soros, où il a suivi une formation en « nationalism studies » (probablement une sorte de jumeau négatif des « culture studies »…) et « l’Université d’Hiver » de Mitrovica, au Kosovo/Serbie sous occupation militaire atlantiste, où il a suivi une formation de deux semaines en « Diplomacy and Communication » (un intitulé qui se passe, je crois, de commentaires).
Là encore, rien de secret, aucun air de « conspiration » : toutes ces informations sont publiquement disponibles sur la page Facebook de Sébastien Gobert (http://www.facebook.com/profile.php?id=100000749671824&ref=ts), qui n’a effectivement aucune raison de s’en cacher, étant donné que l’énorme majorité des internautes n’associe pas spontanément ces honorables institutions académiques avec leur véritable organisation de tutelle…
Né en 1985 et éduqué dans la France de la loi Fabius-Gayssot, ce même Sébastien Gobert n’a probablement pas conscience du fait qu’en faisant taire des partisans (même fort critiques) du FIDESZ, il exerce la censure : les opinions « extrémistes » ou « qui puent » (pour citer une métaphore récurrente du discours anti-conspiration, typiquement fasciste dans sa structure biologiste) n’ont pas lieu d’être, point barre. Le censeur moderne est très souvent avant tout un excellent auto-censeur – d’où, aussi, son manque de discernement face à « l’ennemi », qu’il a souvent du mal à reconnaître au début, tant son existence est d’emblée niée dans l’univers optimiste construit pour lui par Habermas, Krugman & Co. (à la différence des inquisiteur catholiques, qui souvent étaient de bien meilleurs experts en démoneries que les malheureuses analphabètes qu’ils faisaient brûler...).

Jusqu’à nouvel ordre, ce blog restera donc hélas votre seule source francophone d’information indépendante sur l’Europe Carpatique.